Le frigo vole dans « Entrevue »

La bavure est dans la rue…

Jusqu’à présent spécialisé dans le « trash & people », le mensuel « Entrevue » s’est signalé, cet été, par une entrée remarquée dans le journalisme d’investigation. Le reportage crapoteux dans les poubelles du show-biz ne donnait plus entièrement satisfaction à un lectorat qu’on devine exigeant. La rédaction de ce qu’on est, hélas, censé appeler un journal, n’écoutant que la voix de sa conscience et forte d’une déontologie à toute épreuve, trempée dans le respect de ses lecteurs (exigeants) a envoyé ses grands reporters dans les contrées les plus sauvages et les plus dangereuses de la planète : les banlieues et leurs cités infernales, où règne la loi de la jungle ! Ambiance exotique garantie : sons lancinants des djembés, volutes permanentes et voluptueuses du hachich et c’est tout juste si on n’a pas eu droit aux indigènes percés façon os dans le nez ! On y apprend les choses les plus épouvantables sur ces bandes de jeunes qui zonent, boivent, sniffent, fument, squattent toits et caves, et terrifient leur voisinage. Armés jusqu’aux dents, ces gangs font même peur aux flics, qui, les pauvres, n’osent plus pénétrer sur leurs territoires ! Le sommet étant atteint par, photo à l’appui, le scoop : un frigo lancé du haut d’une tour sur une patrouille de keufs ! Nos lecteurs auront tout de suite flairé le coup : c’est tout faux. Reportage bidonné de a à z, flics figurants, jeunes achetés pour quelques sous, le frigo se révélant n’être qu’un vulgaire bloc de polystyrène ! On ne sait plus s’il faut rire ou gerber devant un tel étalage de bêtises crasses. Mais, par delà la caricature épaisse, on remarquera que ce n’est pas la première fois où les médias se font prendre les billets à la main, en train de stipendier des drôles pour jouer les durs et faire peur aux bourgeois… Quand, à l’aide d’une palette graphique, on ne les affuble pas, ce qui arriva à trois jeunes beurs, d’une barbe pour faire intégriste et crier au péril islamiste.
 

Un climat sécuritaire

« Entrevue » n’est pas le seul magazine à faire dans le sensationnel, bien d’autres l’ont fait avant, et pas que des journaux, à commencer par le ministre de l’intérieur et sa volonté de mater les sauvageons ! Tout compte fait, il n’y a rien d’amusant, au contraire. Tout cela s’inscrit dans un climat général d’hystérie sécuritaire. La sécurité étant proclamée problème numéro un des français, loin devant celui du chômage (prétendument en passe d’être résolu).
 

Qui peut le croire, alors que la flexibilité, la précarité, le mal-logement, la smicardisation (au mieux) etc. etc. etc. continuent leurs ravages, que le mal-être dans les quartiers comme ailleurs augmente, que d’autres mauvais coups contre la Sécu et les retraites se préparent ? ! Une nouvelle fois, il s’agit par manipulations médiatiques, de détourner les exploités des causes réelles de leur mal-vivre, en jetant l’opprobre sur une catégorie de la population déjà mal lotie : la jeunesse des cités. Dans ce contexte, ce genre de « reportage » doit être pris pour ce qu’il est : un moyen un peu plus ignoble qu’un autre pour chauffer les esprits, monter la tension, en rajouter sur le sentiment d’insécurité que peuvent ressentir des individus (il ne faut pas nier la réalité) et cautionner par avance toutes les actions policières, y compris les plus contestables, au nom de la défense des biens et des personnes. On connaît ce genre qui absout par avance les cow-boys, se référer au couple Pasqua-Pandraud, et on sait ce qui ne manquera pas de survenir : la bavure…
 

Frigo virtuel, balle réelle

En désignant comme suspect tout jeune (et bronzé alors là ! !), en le montrant du doigt comme forcément délinquant, arrive ce qui doit arriver… Farad Boukhalfa, 22 ans, de Cormeilles-en-Parisis (Val d’Oise), se trouve maintenant entre la vie et la mort depuis la nuit du 1er au 2 août. Version policière : un accident… « Soupçonné d’avoir grillé plusieurs feux rouges au volant d’une voiture appartenant à l’un de ses frères, a été pris en chasse par une équipe de la BAC (Brigade anti-criminalité) d’Argenteuil. Une course poursuite se serait engagée, avant que les policiers puissent procéder à un contrôle. Farad Boukhalfa se serait alors violemment rebellé et aurait tenté de se servir de l’arme d’un des policiers. Au cours de l’échauffourée, le coup de feu serait parti en l’air avant que la tête de Farad heurte le trottoir. »


Pas de chance pour eux, un témoin, Hamid S., père de famille de trente-quatre ans, et passager de la voiture. « Il n’y a eu ni course poursuite ni rébellion. Nous revenions d’un restaurant, et on se dirigeait tranquillement vers mon domicile quand soudain, une 306 blanche a déboulé devant nous. On n’a pas calculé que c’était des flics. Leur voiture était banalisée. Ils nous ont éclairés avec un projecteur puis sont sortis de leur véhicule. Farad est sorti les mains en l’air. Le coup de feu est parti avant même que j’aie eu le temps d’enlever ma ceinture de sécurité. À travers la vitre, j’ai vu Farad tomber ».


Le sort s’acharne sur les pandores : les médecins constatent que Farad a bien été blessé par balle, un fragment métallique est logé dans son cerveau. Et dire que le Parquet de Pontoise a couvert la version des flics, histoire d’enterrer l’affaire ! Faut-il en déduire une réforme du code de la route, un soupçon de feu rouge non respecté entraînant automatiquement la peine de mort et justice étant faite par les chaussettes à clous ?
On imagine la une des journaux si l’inverse s’était produit et si c’était le flic qui avait été touché… Entre le jeune laissé mort sous une voiture il y a quelques mois et les flics condamnés pour torture (l’État français aussi par la même occasion), faut avouer que ça fait tache. Mais qu’importe la vie de quelques jeunes, qu’importe la dignité des individus, l’État a choisi le tout répressif parce qu’il sait que la politique menée ne peut qu’aggraver les conditions de vie de franges entières de la population, laissées pour compte d’un système fondamentalement injuste, et qui pourraient être poussées à la révolte par le désespoir.


Criminaliser tout mouvement social un peu dérangeant, qui fait des remises en cause, reste son objectif. On l’a bien vu, après l’entôlage de José Bové et l’inculpation de ses copains, alors que leur action, c’était rien par rapport aux dégâts causés par d’autres manifs paysannes, mais quand c’est organisé par la FNSEA et son rôle trouble au sein de la paysannerie, c’est autre chose… Le calcul de l’État est cynique, pour lui, autant se préparer au pire, fût-ce au prix de quelques bavures. À nous de le dénoncer et de combattre sans répit cette campagne nauséabonde sur l’insécurité.

Eric Gava (groupe de Rouen)