En attendant d’oublier le Timor

On pourrait presque croire que l’indignation est à son maximum et que les exactions de l’armée indonésienne au Timor révoltent l’occident. On pourrait même croire, si l’on était bien naïf, que l’ONU humiliée par l’Indonésie fera appel au bras vengeur des États - Unis pour assurer la vie du petit peuple timorais, que les troupes américaines vont bombarder Jakarta, comme elles ont bombardé Belgrade ou Bagdad, avec en star américaine le président Clinton sur tous les écrans de télévision pour expliquer, un sanglot dans la voix, que l’Amérique est l’indéfectible défenseur des droits de l’Homme. Tout cela pourrait être vrai si les américains n’étaient pas les plus sûrs alliés des tyrans indonésiens et si, derrière l’hypocrisie médiatique, presque tout le monde, au fond, ne se moquait du Timor. Pourtant le Timor-Est est un cas d’école de l’oppression. Il cumule le modèle de Irak au Koweït, annexion par la force d’une région pétrolifère considérée ici comme la « 26e province » du pays, et celui de la Chine au Tibet avec la colonisation d’un peuple peu nombreux dans le but de le rendre minoritaire chez lui. Mais le Timor est trop loin pour qu’on s’y intéresse vraiment. 

C’est pourtant une bien belle découverte de la géographie télévisuelle de l’été, surtout quand on pense que des massacres s’y déroulent depuis plus de 20 ans. Il faut vraiment que l’indignation s’use vite pour que l’on soit obligés d’en changer tous les trois mois. L’Afghanistan est usé jusqu’à la corde, les Kurdes ont bien du mal à faire de l’audience, le Kosovo ennuie désormais et l’Algérie commence sérieusement à lasser (voir ML de la semaine dernière). Qu’on se rassure le monde est dans ce domaine inépuisable et les journalistes ont sous le coude tout ce qu’il faut pour tenir l’année, parce que, c’est presque certain, le Timor ne va pas suffire pour tenir jusqu’à Noël. En attendant, les mercenaires indonésiens ont détruit Dili, la capitale du Timor, chassé ou tué la population et pillé tout ce qu’il y avait à piller. Ils quittent maintenant le territoire avec leur butin, laissant un peuple terrorisé et quelques casques bleus qui arrivent pour assurer le statu quo, le temps que le monde s’endorme.
 

Pourquoi L’Indonésie veut-elle le Timor ?

Le Timor oriental c’est d’abord du pétrole. Mais surtout cette petite terre représente un exutoire pour la colonisation intérieure de l’archipel indonésien. Pour comprendre la situation il faut avoir présent à l’esprit que l’Indonésie c’est 215 millions d’habitants (à 90 % musulmans, ce qui en fait le plus grand État musulman du monde) dont 70 % sont regroupés sur 7 % du territoire, principalement l’île de Java qui est surpeuplée. Tout le pouvoir y est concentré dans la capitale Jakarta. Les Indonésiens pratiquent une politique de « désengorgement » de cette île vers d’autres îles plus pauvres et moins peuplées. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’une politique coloniale avec pour objectifs secondaires la diffusion de l’Islam et du sentiment national indonésien, par la force bien entendu. La grande peur du pouvoir indonésien et des États Unis est qu’après le Timor oriental, d’autres îles de l’archipel, les Moluques, Bornéo ou l’Irian Jaya (la moitié occidentale de la Papouasie Nouvelle Guinée), ne réclament leur indépendance.


L’éventualité de l’indépendance de l’ancienne colonie portugaise leur fait redouter à terme une désintégration de l’Indonésie. Cet État relativement jeune ne doit ses frontières qu’à l’aléatoire de la colonisation hollandaise, figé dans l’indépendance de 1949, à l’exception du Timor-Est annexé en 1976. La crainte d’une contagion indépendantiste ne relève pas du fantasme mais s’appuie sur la demi-douzaine de conflits régionaux qui ensanglantent le pays, principalement dans les îles périphériques où se concentrent le pétrole et les investissements américains.
 

Pourquoi le référendum ?

Quelques hypothèses à défaut de certitudes. Probablement le président Habibie a-t-il pensé refaire la bonne opération de l’Irian Jaya de 1969. Cette partie de l’île de Nouvelle-Guinée, colonisée par les Pays-Bas jusque là, est tombée dans l’escarcelle indonésienne à la suite d’un référendum truqué, « un acte de libre choix », pourtant supervisé par l’ONU. Le pouvoir indonésien a certainement pensé aussi que la politique de terreur exercée sur les timorais par les milices à son service serait suffisante pour dissuader la population de « mal » voter. Il faut se souvenir que lorsque le Timor a été envahi en 1976, l’armée a tué 200 000 des 600 000 timorais. Malgré l’échec de cette stratégie de la terreur menée depuis 20 ans, la situation actuelle n’est pas si mauvaise pour le pouvoir en place à Jakarta. Elle détourne la colère populaire de la crise économique, de la pauvreté et de l’absence de démocratie, en jouant sur le vieux mais efficace ressort nationaliste. Cette conjoncture est surtout favorable à l’armée qui, comme en Algérie, possède la totalité du pouvoir effectif et l’a montré largement à l’occasion de la crise timoraise. L’armée s’est vengée et a puni les timorais de leur courage. La stratégie indonésienne repose finalement sur la certitude que derrière les protestations de façade le soutien total des États Unis est assuré.

Franck Gombaud. ­ groupe Sabaté (Rennes)