ML : Comment votre groupe a-t-il pris
racine dans la réalité sociale dans laquelle vous vivez,
et quels rapports avez-vous avec cette réalité ?
PG : Certains groupes ont des réalités
enracinées et solides, d’autres des réalités aléatoires.
À Raguse où je suis, il y a de très bons rapports
avec les gens et avec les autres organisations présentes. C’est
un rapport qui est né dans un contexte de continuité politique
de l’anarchisme, dans cette ville et dans la province, et ce depuis la
fin de la deuxième guerre mondiale. Le mouvement s’est renforcé
après 1968 avec l’arrivée de jeunes copains, qui assurent
encore la continuité aujourd’hui. Nous sommes très présents
dans les mouvements sociaux, et nous sommes une réalité sociale
reconnue même au niveau des institutions, dans le sens que le pouvoir
local sait qu’il y a des anarchistes, alors soit il cherche à les
freiner, soit il les prend en considération et doit accepter
à contrecoeur cette présence. Ainsi nous occupons un
bon espace politique à l’intérieur du territoire, ce qui
nous permet de prendre des « grandes » initiatives comme ici
à Spezzano, en ayant accès aux places publiques, etc. Dans
le même temps, notre local de Raguse est très fréquenté,
non seulement par des anarchistes mais aussi par des gens de gauche qui
veulent se confronter à notre discours et avoir accès à
notre matériel militant, à nos journaux, à la librairie.
Cela donne la possibilité de propager beaucoup d’information, non
seulement anarchiste, mais alternative en général.
ML : Quelle est la réalité
du mouvement anarchiste en Sicile ?
PG : Il y a deux ans nous avons créé
une Fédération anarchiste sicilienne (FAS), afin de regrouper
avec nous une frange du mouvement libertaire qui depuis longtemps n’avait
plus d’activité régulière. L’exigence était
de réactiver la présence anarchiste en s’appuyant sur les
groupes plus solides, comme le groupe de Raguse, ceux de la zone de Catania
et quelques autres. Cette fédération est arrivée à
réactiver le mouvement à Messine, dans la province d’Enna,
dans des zones où depuis longtemps il n’y avait plus rien.
Nous sommes présents comme FAS
dans 6 provinces sur 9 ; nous avons des points d’ancrage très forts
comme dans la région d’Agrigente où il y a des compagnons
qui ont une activité très profonde sur les thèmes
de l’agriculture biologique et du communalisme, et qui sont très
suivis par la population ; ou à Messine où on a des «
centres sociaux ». Cependant on a encore des difficultés dans
les grandes villes, comme Palerme où il y a une légère
renaissance… De plus nous avons un gros déficit de locaux fédéraux,
puisqu’il n’en existe qu’à Raguse et à Messine. À
Palerme le local a fermé pour motifs économiques, et les
autres compagnons de la FAS se réunissent dans des espaces universitaires
ou chez eux. Notre mouvement croît depuis 2-3 ans, il y a une grosse
capacité d’action, ainsi pendant la guerre au Kosovo nous avons
été très actifs et beaucoup plus présents que
les forces politiques traditionnelles comme Refondation communiste, etc.
ML : Nous savons qu’il existe une réalité
mafieuse en Sicile ; est-ce que cette présence est source de problèmes
pour votre activité politique ?
PG : Oui. Cela crée des problèmes
parce que là où la Maffia est la plus forte il n’y a pas
de grosse présence anarchiste, ce qui nous a empêché
de vérifier jusqu’où est capable d’aller telle ou telle maffia
locale. D’ailleurs, quand on commence à mettre le doigt sur un sujet
délicat, il y a une réponse immédiate. À Raguse
elle n’est pas très puissante, il y a plutôt quelques familles
qui supervisent des réseaux de délinquance. C’est par eux
que notre librairie a été incendiée en février
1998. Cela illustre bien le fait que quand on mène des luttes plus
pointues, plus concrètes localement que d’habitude, la réponse
reste de caractère mafieux « traditionnel », c’est-à-dire
terroriste et provocatrice. Nous sommes présents dans certains secteurs
de luttes comme les cheminots moi-même je suis cheminot
à travers les « syndicats de base », ainsi que sur des
thématiques de protection de l’environnement et de la santé,
qui mobilisent des centaines de personnes. Lorsque nous prenons ce genre
d’initiatives qui tendent à bousculer le « statu quo »,
nous avons effectivement de lourdes menaces. À tel point que pour
l’incendie du local il y avait au départ plusieurs pistes possibles
: comme nous avions mené des luttes dans plusieurs secteurs, nous
avions plusieurs ennemis !
ML : Nous savons aussi que l’État
italien est très répressif, surtout en ce moment pour le
mouvement anarchiste. Avez-vous eu des problèmes de ce côté-là
?
PG : Il y a toujours les problèmes
de contrôles, très répandus et très discrets,
mais depuis 3-4 ans nous n’avons plus de problèmes de répression
directe. Je ne pourrai pas dire pourquoi, mais avant les « autorités
» cherchaient à nous mettre des bâtons dans les roues
pour la moindre manif, la moindre initiative, le moindre collage d’affiches.
À tel point que lorsque des nouveaux copains adhéraient au
groupe, les plus anciens étaient poursuivis pour des banalités,
afin de créer un climat d’intimidation.
Maintenant, la situation est très
tranquille. Il faut cependant considérer que Raguse est une ville
moyenne de 70 000 habitants où on ne trouve ni les problèmes
de populations marginalisées dans des « quartiers difficiles
» à forte tension des grandes villes ni un contrôle
social lourd sur l’individu comme dans une petite ville. C’est peut-être
cela qui nous fait avoir une situation privilégiée d’un point
de vue répressif.