La République populaire de Chine
vient de célébrer avec force fastes militaires, mais en l’absence
du peuple, le 50e anniversaire de sa fondation, consécutive à
l’arrivée au pouvoir d’un parti communiste alors nimbé d’une
légitimité révolutionnaire réduite désormais
à un simple slogan. En effet, le parti communiste n’a plus d’ambition
idéologique : son seul objectif est de se maintenir au pouvoir en
tant qu’ordonnateur à la fois de l’accumulation de plus en
plus inégale des richesses et du renforcement de la puissance
du pays. Le parti des prolétaires est devenu le parti des riches
(1) ; l’ancien « poisson dans l’eau du peuple » ne doit désormais
son assise qu’à la force de la répression.
Il est symbolique à ce propos que
l’événement marquant de cette date-anniversaire du 1er octobre
ait été l’exécution en grandes pompes, avec
facturation en prime de la balle aux familles d’un millier de condamnés
à mort à travers tout le pays, dans le cadre d’une campagne
de « nettoyage tous azimuts », et selon l’adage : « Il
faut tuer le poulet criminels, voleurs pour effrayer le singe
dissidents, syndicalistes indépendants ». En effet,
depuis quelques années, des mouvements de protestation et d’agitation
sociale éclatent un peu partout, dans les villes comme dans les
campagnes, remettant en cause à la fois le monopole politique exercé
par le parti communiste et le mouvement de restructuration à marche
forcée de l’appareil économique d’État. Et c’est le
risque de convergence de la contestation dans le domaine politique et dans
le domaine social qui explique l’escalade dans la répression actuellement
engagée par le régime contre ce risque de « subversion
». Les caciques au pouvoir l’ont dit et redit : « La Chine
n’adoptera jamais un système politique à l’occidentale et
a appelé ses compatriotes à suivre, pendant les cent années
qui viennent, la ligne fondamentale du parti communiste chinois »
(2). « S’il s’agit d’évoluer vers un système multipartite
et d’essayer de nier la direction unique du parti communiste, les nouveaux
partis politiques ne seront pas autorisés » (3).
Le gouvernement chinois a pourtant souscrit
à la Déclaration universelle des Droits de l’Homme ; il a
signé tant le Pacte International « relatif aux droits économiques
et sociaux » que celui « relatif aux droits civils et politiques
» (4), et l’article 35 de la Constitution prévoit que «
les citoyens de la République populaire de Chine jouissent de la
liberté de parole, de la presse, de réunion, d’association,
de cortège et de manifestation ».
Mais ces textes sont réduits à
néant, outre le préambule de la Constitution placée
sous l’autorité de la « dictature du prolétariat »,
avec la promulgation le 25 octobre 1998 de deux décrets réglementant
l’enregistrement et le fonctionnement des « organisations à
but non lucratif indépendantes de l’État ». Malgré
cette course d’obstacles kafkaïenne, le Parti Démocratique
Chinois, d’orientation réformiste et libérale, qui revendique
un millier de membres (5), répartis dans 23 des 30 provinces chinoises,
a tenté à plusieurs reprises de se faire enregistrer, tout
en reconnaissant le rôle prépondérant joué par
le parti communiste dans la conduite des affaires du pays.
La réponse du pouvoir n’a pas tardé
: une répression immédiate et féroce, les peines prononcées
tournant en général autour de la dizaine d’années
de prison. C’est ainsi que trois de ses principaux dirigeants ont été
arrêtés le 30 novembre 1998 et leur procès instruit
dans un délai inhabituellement court, puisque les condamnations
sont intervenues dans les trois semaines ! Les 21 et 22 décembre,
Xu Wenli, vétéran du premier Printemps de Pékin de
1978-79, Wang Youcai et Qin Yongmin ont été condamnés
respectivement à 13, 12 et 12 ans de prison.
Même motif pour tous les trois :
« tentative de subversion ». Devant la pression continue de
la répression, le P.D.C. n’a pu tenir son premier congrès
prévu à Wuhan (6), capitale du Hubéi au centre de
la Chine, du 1er au 3 mars 1999, les principaux organisateurs ayant été
interpellés. Et les peines continuent à tomber dru sur ses
militants : toujours pour le même crime de « subversion »,
Zha Jianguo et Gao Hongmin ont été condamnés le 2
août 1999 à respectivement 9 et 8 ans de prison, Liu Xianbin
et She Wanbao le 6 août à 13 et 12 ans.
Même ceux qui agissent isolement
sont châtiés sévèrement lorsque leur exemple
risque de faire tache d’huile. Pour avoir fourni 30 000 adresses Internet
électroniques chinoises à des dissidents réfugiés
aux États-Unis, Lin Hai a été condamné par
une Cour de Shanghaï à 2 ans de prison pour « incitation
au renversement de l’État ». Wang Wanxing, lui, est toujours
interné en asile psychiatrique pour « monomanie politique
», après avoir été arrêté le 3
juin 1992 place Tian Anmen, alors qu’il tentait de dérouler une
banderole en mémoire des victimes de la répression trois
ans auparavant, son geste étant perçu comme une « inacceptable
provocation à l’égard de la direction du Parti ». Sa
femme ayant demandé « qu’est-ce que la monomanie politique
? », les médecins lui ont répondu : « Il faut
être fou pour vouloir manifester place Tian Anmen ! ». Wang
a pourtant écrit entre temps aux autorités qu’il n’avait
jamais demandé le renversement du gouvernement ni tenté de
former un parti. Ce sont plutôt les hiérarques du PCC qui
sont atteints de « monomanie » ! Mais ils auraient bien tort
de se gêner, compte tenu de la complicité de la communauté
internationale à leur égard. En effet, le 23 avril 1999,
par 22 voix pour, 17 contre et 14 abstentions, la Commission des Droits
de l’Homme de l’ONU a voté une motion chinoise de non-examen (6)
d’un projet de résolution visant à condamner les violations
des libertés fondamentales et à demander la libération
des prisonniers politiques en Chine.
Quant aux dissidents les plus connus,
à l’instar de Wei Jing-sheng ou Wang Dan, les autorités n’hésitent
pas à les exiler, en l’occurrence aux États-Unis, pour «
raisons médicales ». C’est pour ce même motif que Liu
Nianchun a lui aussi été expulsé vers les États-Unis
le 20 décembre 1998. Il avait été préalablement
condamné à 3 ans de camp de travail pour, d’une part, avoir
participé en novembre 1993 à la rédaction de la «
Charte pour la Paix », texte prônant la démocratie politique,
et, d’autre part, avoir déposé les statuts de la «
Ligue pour la protection des droits des travailleurs », organisation
syndicale indépendante.
Ce que le régime craint en effet
par-dessus tout, ce sont les tentatives de fédérer les mécontentements
et d’établir des ponts entre la dissidence politique et les mouvements
sociaux. Le pays est en effet au bord de l’explosion sociale. Dans son
discours du 24 décembre 1998, le président Jiang Zemin a
reconnu que « l’armée des ouvriers licenciés a augmenté
» et « les revenus des paysans (9) de certaines régions
sont en chute libre ». Depuis trois ans, ce sont 1 million de salariés
des entreprises d’État qui sont licenciés chaque année,
avec comme corollaire la perte des avantages annexes : gratuité
des soins et de l’école, logement bon marché, retraites et
divers services allégeant le fardeau de la vie quotidienne. Le chômage
grimpe jusqu’à 30-40 % dans les anciens bastions industriels du
nord du pays, comme à Shenyang, la capitale du Liaoning, où
le reporter de « Libération » décrit «
le marché aux bras » : « Des dizaines d’hommes sont
alignés sur le trottoir près des magasins de matériaux
de construction. Autour du cou ils portent une pancarte tenant par un bout
de ficelle, annonçant leur spécialité chauffagiste,
électricien, maçon… et ils attendent dès l’aube
jusqu’au soir un hypothétique employeur, récompensé,
parfois d’un travail ou d’un salaire de misère, 10 à 20 yuans
la journée 7 à 14 F sans le moindre recours.
» (10)
Les paysans, eux, protestent contre la
corruption des cadres et les dizaines de taxes et impôts qui les
accablent. « À la mi-décembre 1998, un rapport officiel
de la Cour des Comptes révèle qu’entre 1992 et 1998 les bureaux
officiels d’achat de grains qui reçoivent les subventions de l’État
et des banques pour acheter à prix garanti leurs céréales
aux paysans ont détourné 370 milliards de francs qui ont
servi à des achats immobiliers d’hôtels, à des investissements
spéculatifs divers, à des transactions avec des négociants
privés. » (9)
Face à une telle situation, ouvriers
et paysans tentent de s’organiser pour faire valoir leurs droits car, comme
l’a déclaré sans ambages le syndicat officiel ACFTU lors
de son 13e congrès (10) : « En tant que syndicat officiel,
l’ACFTU s’engage à soutenir la politique du parti communiste, y
compris les licenciements massifs dans les entreprises industrielles d’État.
» C’est ainsi que, selon les chiffres officiels des ministères
du Travail et de la Santé publique (11) : « 216 750 grèves
et manifestations rassemblant 3,5 millions de travailleurs ont été
recensées en 1998. Il y a eu 459 affrontements violents entre manifestants
et police armée ayant entraîné la mort de 78 personnes
et on compte 2 230 blessés dont 800 policiers ou fonctionnaires
officiels. Dans 627 cas, les manifestants s’en sont pris aux locaux du
gouvernement ou d’organisations officielles. » (12)
À titre d’exemple, s’est créée
au Hunan, il y a un an, une « Association pour la réduction
des impôts et le salut de la nation ». À Hong-Kong,
Han Dongfang, un des fondateurs de la « Fédération
autonome des ouvriers de Pékin » en mai 1999, déchu
de sa nationalité et réfugié depuis plusieurs années
à Hong-Kong où il anime une émission de radio et édite
un bulletin en langue chinoise diffusé chaque mois à l’intérieur
de la Chine à des milliers d’exemplaires, prône l’instauration,
par le moteur d’un mouvement syndical indépendant, de « noyaux
de base » de la société civile future, qu’il estime
plus important que la revendication d’élections démocratiques
immédiates. Mais comme pour les dissidents, la répression
est très forte. Le « Bulletin des travailleurs chinois »
vient de publier (13) la liste de 30 syndicalistes, appartenant soit à
la « Fédération autonome des travailleurs » soit
au « Syndicat ouvrier libre de Chine » (14), emprisonnés
ou détenus dans des camps de travail. Les peines prononcées
sont très lourdes : entre 10 et 20 ans et les motifs toujours aussi
mensongers : « fraude », « pillage », « hooliganisme
», « crime contre-révolutionnaire », « espionnage
pour le compte d’organisations basées hors de Chine ». Aussi,
face à cette répression, certains désespérés
n’hésitent pas à employer la manière forte. D’après
Libération (15), au moins quatre attentats à la bombe se
sont produits au cours du seul mois de janvier : deux dans le Hunan, un
dans le Liaoning et un près de Hong-Kong. Bilan : 28 morts et 106
blessés.
Si le parti communiste reste en apparence
accroché fermement à son pouvoir, il n’a plus d’assise populaire
et n’est fort que par défaut, face à une société
qu’il tente de maintenir fragmentée et atomisée, mais qui
est en train, petit à petit, de renouer avec des solidarités,
certes catégorielles au départ, mais porteuses à terme
d’un changement social à voir la façon dont, sur le terrain,
elles cherchent à établir des passerelles dans ce sens.
(1) La Chine compte actuellement plus
d’un million de millionnaires alors que le salaire mensuel moyen tourne
autour de 500 à 600 F.
(2) Jiang Zemin, président de la
République et secrétaire général du PCC : déclaration
à l’A.F.P. le 18 décembre 1998.
(3) Li Peng, président de l’Assemblée
nationale populaire : interview au quotidien économique allemand
Handelblatt, repris par Libération le 2 décembre 1998.
(4) Même s’ils n’ont toujours pas
été ratifiés…
(5) Il s’agit de militants plutôt
aguerris mais relativement jeunes : entre 30 et 40 ans en général.
(6) Le symbole était fort puisque
c’est de Huhan qu’est partie le 10 octobre 1911 l’insurrection qui allait
déboucher sur l’instauration de la première République
chinoise.
(7) On estime à 150 millions le
nombre de paysans « surnuméraires ».
(8) Edition du 1er octobre 1999. Pour
les femmes, le recours ce sont les « salons de massage », véritables
bordels qui ne veulent pas dire leur nom.
(9) « Lettre d’Information de la
Commission internationale d’enquête du mouvement ouvrier et démocratique
contre la répression en Chine », n° 110, 15 janvier 1999.
(10) South China Morning Post, 17 décembre
1998.
(11) « Lettre d’Information… »
n°118, 15 mai 1999.
(12) Il s’agit là des chiffres
officiels donc minimisés. Il faut en outre savoir que le droit de
grève n’est pas reconnu dans la Constitution et que les manifestations
sont de fait interdites, les demandes d’autorisation auprès des
organes administratifs essuyant des refus systématiques.
(13) N° 16 de septembre 1999, version
française du bulletin chinois de Han Dongfang ; liste a jour au
31 mai.
(14) Outre Pékin, leurs places
fortes se situent dans le Hunan et le Sichuan : ironie de l’histoire, ce
sont respectivement les provinces natales de Mao Zedong et Deng Xiaoping
!
(15) édition du 29 janvier 1999.