L’OMC lorgne sur l’école


Du 30 novembre au 3 décembre, les représentants de 133 pays membres de l’Organisation mondiale du commerce se réuniront à Seattle (État de Washington) pour la Conférence ministérielle 1999 de l’OMC. « Ce sera la plus grande manifestation concernant le commerce qui ait jamais eu lieu » déclare fièrement la représentante des États-Unis pour les questions commerciales internationales, Mme Charlene Barshefsky, « et elle marquera le début de négociations globales qui façonneront le commerce mondial à la veille du XXIe siècle ». […] La ville de Seattle sera dès lors le théâtre d’innombrables manifestations, meetings, débats et conférences alternatives organisés par des associations telles que les syndicats américains AFL-CIO, des comités d’agriculteurs, des mouvements pacifistes et tiers-mondistes, etc.
Mais il est un service dont on ne parle que trop rarement : l’éducation. Tout porte pourtant à croire que ce secteur, qui attise désormais les convoitises de tous les libre-échangeurs en mal de marchés, sera au cœur des négociations de Seattle et de celles qui suivront tout au long du Millenium Round.
 

Sous la déréglementation, la marchandisation

Depuis une quinzaine d’années, des voix patronales s’élèvent, toujours plus nombreuses et toujours plus puissantes, afin de réclamer une déréglementation de l’enseignement. D’une part, les employeurs estiment qu’un système éducatif libéré du contrôle de l’État, divisé en petites entités autonomes et concurrentes, s’adaptera plus spontanément et plus rapidement aux attentes changeantes des milieux économiques et aux mutations technologiques. D’autre part, l’abandon du service public d’enseignement ouvre évidemment la perspective de nouveaux et juteux marchés : les dépenses mondiales pour l’éducation s’élèvent, ne l’oublions pas, à plus de mille milliards de dollars par an. Ce mouvement de privatisation de l’enseignement est soutenu par deux puissants catalyseurs : les nouvelles technologies de l’information et des communications (NTIC) et les restrictions budgétaires.


Au-delà de ce qui ressemble de plus en plus à un alibi pédagogique, l’introduction d’ordinateurs et d’Internet dans les salles de classe cache des enjeux commerciaux de première importance. Le marché direct des machines et des logiciels est déjà considérable. Lorsque Claude Allègre a annoncé son intention d’investir 15 milliards de FF pour connecter toutes les écoles françaises au réseau, le quotidien patronal Les Echos n’a pas dissimulé sa joie : « C’est un chantier immense qui s’est ouvert là, dans lequel chacun peut espérer avoir sa part du gâteau ». L’entrée des NTIC à l’école constitue également un formidable moyen de stimuler indirectement les marchés de l’informatique, du multimédia, des logiciels et des télécommunications. […] 


Mais le plus important est peut être que l’initiation des jeunes aux technologies de l’information et des communications permet de stimuler l’apprentissage à distance « tout au long de la vie ». Ainsi le travailleur de demain pourra se recycler à ses propres frais, durant son temps libre. Ce sera tout bénéfice pour les employeurs comme pour les fournisseurs de formation à distance. […]
 

Un marché en plein essor

Pour l’instant le marché de l’enseignement reste encore essentiellement confiné au niveau de l’enseignement supérieur. Parmi les quatre catégories de commerce de services retenues par l’OMC ­ fournitures transfrontières, consommation à l’étranger, présence commerciale et présence de personnes physiques ­ c’est la deuxième qui est largement dominante dans le marché éducatif, sous la forme de poursuite d’études supérieures à l’étranger. Ce marché, estimé à 27 milliards de dollars au niveau mondial pour 1995, est dominé par les États-Unis, suivis de la France, de l’Allemagne et du Royaume Uni. En 1995, les États-Unis ont vendu pour 7 milliards de dollars en formations universitaires, ce qui y fait de l’enseignement le cinquième secteur d’exportation de services.


Mais petit à petit, d’autres formes de commerce commencent à se développer dans le domaine de l’éducation : la vente de cours à distance sur Internet ou sur des supports informatiques (« fournitures de services transfrontières »), l’ouverture d’instituts de formation privés contrôlés par des firmes étrangères (« présence commerciale ») et faisant éventuellement appel à des professeurs étrangers (« présence de personnes physiques »). L’Université de Californie à Los Angeles (UCLA) a été une des premières à offrir 50 cours complets sur Internet, touchant des étudiants dans 44 États américains et 8 pays étrangers. Les autres universités n’ont plus qu’à suivre le mouvement..
Ainsi l’éducation tend-elle à devenir un service marchand à part entière, dont le domaine d’activité s’élargit progressivement à l’enseignement secondaire (surtout dans les filières techniques et professionnelles), et même à l’enseignement fondamental.
 

Les visées de l’OMC

Dès 1994, la plupart des pays qui allaient fonder l’Organisation mondiale du commerce en janvier 1995 avaient conclu à Marrakech un premier Accord général sur la libéralisation du commerce des services (GATS). L’enseignement y figurait déjà en bonne place. […]
En 1998, à la demande du Conseil pour le Commerce des Services, le Secrétariat de l’OMC a constitué un groupe de travail chargé d’étudier les perspectives d’une libéralisation accrue de l’Éducation. Dans son rapport, ce groupe insiste sur « le rôle crucial de l’éducation dans la stimulation de la croissance économique ». Il souligne le développement de l’apprentissage à distance, « un créneau très dynamique, qui bénéficie du développement de nouvelles technologies de l’information et des communications ». Il salue la multiplication des partenariats entre des institutions d’enseignement et des entreprises (comme la Western Governors’University, fondée par 17 gouverneurs d’états américains avec la collaboration de sociétés comme IBM, AT & T, Cisco, Microsoft, et Thomson International). Enfin, le rapport se réjouit de la déréglementation croissante du secteur éducatif européen (surtout dans l’enseignement supérieur), félicitant au passage les autorités du Royaume Uni qui ont, dès les années 80, entrepris « un mouvement d’abandon du financement public au profit d’une plus grande réponse au marché couplée à une ouverture accrue sur des mécanismes de financement alternatifs ».
Il ne s’agit là que des réflexions d’un groupe de travail ? Comme l’écrit Martin Khor dans Le Monde Diplomatique, « à l’OMC, comme au GATT, la création d’un groupe de travail n’est jamais innocente : puissamment impulsée par la bureaucratie de l’Organisation, elle enclenche un engrenage dans lequel se trouvent vite pris les gouvernements participants. Très rapidement, la question n’est plus de savoir si l’on est pour ou contre les objectifs affichés dans son intitulé, mais bien comment atteindre ces objectifs ».


Les États-Unis contrôlent quelque 16 % du marché mondial des services. En dix ans, leurs exportations de services ont plus que doublé, ce qui leur a permis de compenser 42 % du déficit sur le commerce de marchandises. Ils sont donc particulièrement attentifs au progrès de la libéralisation de ces marchés. Au cours de la conférence, un groupe de travail s’est plus particulièrement penché sur les services d’éducation et de formation. Dans ses conclusions, il note que ce secteur « a besoin du même degré de transparence, de transférabilité et d’interchangeabilité, de reconnaissance mutuelle et de liberté, d’absence de réglementation, de contraintes et de barrières, que celui réclamé par les États Unis pour les autres industries de service ».


Le groupe de réflexion insiste sur trois points qui devraient, selon lui, être au centre des négociations de l’OMC concernant l’enseignement.
Premièrement, la libre circulation de l’information électronique et des modes de communications. « L’apprentissage à distance via des moyens électroniques (télévision, radio, fax, courrier électronique, Internet) est le mode d’éducation et la réserve de formation qui croît le plus rapidement dans l’économie globale ». C’est pourquoi, « les besoins particuliers de l’éducation et de la formation incluent l’accès illimité des fournisseurs aux réseaux de communication nationaux ; le libre accès des citoyens locaux, des sociétés et des organisations au réseau Internet et aux autres points d’accès à la communication électronique ». Deuxièmement, les négociateurs devraient s’attaquer aux « barrières et autres restrictions qui limitent ou empêchent la fourniture de services d’éducation et de formation au-delà des frontières ».
Enfin, troisièmement, il faudrait éliminer les « barrières et autres restrictions qui empêchent la certification des compétences, l’acceptabilité et la transférabilité des certificats d’étude et de formation, des diplômes, des crédits, des certificats, des unités capitalisables et autres formes de certification ».
 

Inquiétudes syndicales

Les menaces qui pèsent sur l’enseignement public sont donc bien réelles. Comme le craint l’Internationale de l’Éducation (l’I.E. est une fédération mondiale regroupant les principaux syndicats de l’enseignement public, dont la FSU française et la CGSP belge), « c’est l’assujettissement plus poussé des systèmes d’éducation aux impératifs de l’entreprise privée ­ avec son cortège de privatisations et de déréglementations ­ qui pointe à l’horizon. […] L’éducation publique attise de plus en plus la convoitise de puissants groupes d’intérêt (qui) ne visent rien de moins que son démantèlement en la soumettant aux électrochocs de la concurrence internationale. » L’I.E. souligne les « effets pervers » que peut entraîner la libéralisation de l’enseignement : accroissement de la dépendance face à l’extérieur, acculturation provoquée par l’usage d’une langue étrangère dans l’enseignement, tendance à l’homogénéisation de la formation dispensée et une érosion de la souveraineté. […] 


Pour l’I.E., la généralisation des NTIC dans l’éducation « doit maintenant être analysée à la lumière des pressions croissantes en faveur d’une libéralisation du commerce des services ». Car, estime le syndicat, dans ce nouveau contexte il sera beaucoup plus difficile de mettre ces technologies au service de la majorité plutôt qu’au bénéfice d’intérêts privés. Dès lors, le danger est réel « de se retrouver avec une éducation de nature purement mécaniste et au contenu uniforme ». L’I.E. en appelle donc à la vigilance des organisations syndicales du secteur des services publics et, en particulier, de l’enseignement. […]

groupe F.A. de Nantes