Dans le n° 1179 du ML, nous
avions relaté les sévices et le viol dont a été
victime une jeune canadienne d’origine jamaïcaine à l’aéroport
de Zaventem en Belgique. Cette affaire illustre bien les conséquences
des politiques racistes d’immigration aujourd’hui courantes en Europe.
C’est pourquoi nous retranscrivons ici les propos de l’association «
les femmes en noir », lors de leur conférence de presse du
29 octobre dernier.
Nous tenons avant tout à exprimer toute
l’horreur que nous éprouvons face aux crimes dont Corinne a été
victime. Nous tenons à lui exprimer aujourd’hui encore toute notre
sympathie et saluer son courage, car ce n’est pas rien, pour une femme,
de dénoncer publiquement les violences physiques et psychiques subies.
Cependant, nous ne reviendrons pas, après Me Bauthier, sur le cas
particulier de Corinne. Ou plutôt si, mais pour le généraliser,
parce que nous savons que ce qui est arrivé à Corinne : se
retrouver seule, abandonnée dans un hall d’aéroport sans
papier, sans argent, sans toit, sans ami-e, n’a rien d’exceptionnel.
Sans doute l’Office des étrangers,
la gendarmerie, le ministre de l’Intérieur diront qu’il s’agit d’une
bavure. Nous leur demandons : combien de « bavures » inconnues
pour une « bavure » dénoncée ? Et s’agit-il vraiment
de bavures ou d’un système organisé ?
Certes, nous ne pouvons avancer de chiffres,
certes nous ne pouvons apporter de preuves, certes nous devons être
prudentes car la moindre erreur de notre part nous discrédite, contrairement
aux membres des forces de l’ordre. Eux, peuvent assassiner, comme dans
le cas de Sémira Adamu, et reprendre le service après quelques
semaines de congés sans solde. Reprenons : Corinne possède
les « bons papiers », mais présente le mauvais faciès,
de plus elle a le mauvais genre d’avoir le mauvais sexe, de parler une
langue étrangère et (croyaient-ils) de voyager seule. Il
semble que pour les contrôleurs il n’est guère pensable qu’avec
un tel pedigree une femme puisse circuler légalement et encore moins
honnêtement. Bref, voilà une femme stigmatisée illégale
et prostituée. À moins que…
Oui, osons ! À moins qu’il ne soit
tout à fait « pensable » et même tout à
fait pensé que, privée des documents qui prouvent son identité,
elle ne se transforme en une proie facile, à la merci d’un proxénète
ou d’un réseau de prostitution, bref, qu’elle devienne « prostituable
». Oui, osons encore, mais avec prudence, osons cette question :
existe-t-il un réseau de prostitution au sein même de l’aéroport
de Zaventem ? Et cette autre question, plus prudemment encore, mais plus
fermement aussi : l’État, par la manière dont il traite les
demandeurs et demandeuses d’asile, n’est-il pas un pourvoyeur de travailleurs
et travailleuses clandestins-e-s ? Nous ne lançons pas de tels propos
à la légère, ce serait inexcusable.
Nous sommes parfaitement au courant des méthodes
utilisées dans notre démocratie pour procéder aux
expulsions (dites forcées, mais que peuvent-elles être d’autre
?). Nous savons que le coussin a rétréci, que les piqûres
« calmantes » sont interdites, que le recours à des
psychologues chargés de faire entendre raison à ceux et celles
qui refusent de quitter notre pays est de plus en plus fréquent,
que la gendarmerie n’use de la violence qu’en cas « d’extrême
nécessité ». Mais que signifie pour les demandeurs
et demandeuses d’asile d’« être libéré-e-s »
des centres avec ordre de quitter le territoire dans les cinq jours ?
La procédure est très simple
: la personne est conduite, depuis un centre fermé ou ouvert, à
Zaventem avec comme seul document cet ordre de quitter le territoire dans
les cinq jours et comme seule adresse celui du bureau auquel elle pourra
s’adresser si elle accepte la déportation. Le plus souvent les demandeurs-demandeuses
d’asile n’ont pas l’intention de retourner dans le pays qu’ils et elles
ont quitté où ils et elles sont, pour une raison ou une autre,
en danger. Ils et elles n’ont d’autre solution que d’entrer dans la clandestinité,
donc de nourrir les réseaux clandestins de la construction, du textile,
de l’HORECA. En ce qui concerne les femmes et de plus en plus souvent les
jeunes garçons, les réseaux de prostitution bien organisés
et apparemment peu inquiétés se chargent de les faire «
travailler ». Donc, ce qui est arrivé à Corinne est
le sort réservé habituellement aux « illégales
», surtout si elles sont jeunes, surtout si elles sont de «
couleur ». La force de Corinne, en plus de celle de son caractère
et malgré les violences qu’elle a endurées, prend sa source
dans la certitude que justice ne peut que lui être rendue : elle
se sait « légale », elle a de la famille vivant légalement
au Canada, une ambassade qui peut certifier son identité. Telle
n’est évidemment pas la situation des « sans-papiers ».
Quant au viol, il a une signification précise.
Celui que Corinne a subi nous horrifie et c’est avec un certain soulagement
que nous avons appris l’arrestation du criminel. Il s’agit d’une pratique
courante, d’une « mise en condition » dont usent les proxénètes
envers leurs victimes avant de les livrer aux consommateurs clients. En
effet, après avoir été violées, les femmes
éprouvent un terrible sentiment de honte, de culpabilité,
de dégoût de soi. C’est pourquoi il est peu fréquent
que les femmes, même autochtones, trouvent en elles les ressources
psychologiques pour dénoncer le viol. On a compris que cette dénonciation
est quasiment impossible pour les femmes à qui notre pays refuse
l’asile et la protection pourtant indispensables face à la férocité
des réseaux de traite des êtres humains.
C’est pourquoi nous osons accuser le gouvernement
de non-assistance à personnes en danger. Pourtant, ne fermons pas
les yeux : pour les femmes livrées à la prostitution, chaque
« passe » est un viol. Et pourtant, le client n’est pas criminalisé.
Faut-il en conclure qu’il suffit de marchandiser les corps pour décriminaliser
le viol ?