Action humanitaire

L’instrumentalisation de la misère

 « L’action humanitaire sera
la nouvelle politique de demain »
B. Kouchner, 1993
S’il y a un scandale dont on peut s‘émouvoir, c’est celui de l’essor de l’action humanitaire. Son ampleur est telle qu’elle est devenue en quelques décennies un secteur économique à part entière, et que l’O.N.I.S.E.P. (1) consacre une de ses récentes brochures à la question (2). Il y a beaucoup de raisons à cet essor, principalement pécuniaires et politiques. Sur ce terrain, on retrouve essentiellement deux catégories d’institutions : les associations (que l’on appelait il n’y a pas dix ans les associations caritatives) et les entreprises d’insertion. Si l’on prend ces dernières, on peut voir que leurs dirigeants sont à 43 % d’anciens chefs d’entreprise ou des cadres (30 % de patrons, 13 % de gérants, ingénieurs, assureurs etc.) contre 48 % de gens issus du secteur associatif ou social, ce qui tend à laisser penser que l’enjeu financier est de taille.

Beaucoup d’associations ou d’entreprises à vocation humanitaire sont l’émanation directe des pouvoirs publics, des mairies, des conseils généraux ou régionaux. Ces structures ont à leur disposition de nombreux avantages financiers, dont la facilité du classement d’utilité publique (qui permet de toucher de nombreuses subventions, ce qui peut expliquer que le caractère revendicatif premier comme les combats pour un logement, un revenu etc est souvent effacé et réorienté avec l’arrivée de la subvention) et également tout un arsenal législatif (et des institutions comme le C.N.A.S.E.A.) (3) qui leur permet d’engager à bas coûts, et le plus souvent à bas salaires (grâce aux contrats C.E.S., aux objecteurs de conscience ou dernièrement aux emplois jeunes) des travailleurs en grande difficulté sociale. On a donc dans le secteur de l’insertion des entreprises et des associations qui maintiennent une population dans la pauvreté et l’instabilité sociale. Rajoutons à cela le bénévolat, forme de travail non négligeable au sein des associations (y compris dans les associations humanitaires) voire même la forme de travail prépondérante au sein de certaines structures qui permet de disposer d’un travail gratuitement.
 

Le paysage « humanitaire »

Lorsqu’on observe le secteur humanitaire, on a affaire à de l’aide à l’insertion, à de l’aide à l’alphabétisation, à de l’aide médicale, à du secours aux pauvres, à de l’assistance juridique… Le tout paraît confus et sans lien évident. Il ne faut surtout pas se fier aux apparences, et la coordination de l’action humanitaire existe depuis longtemps. On a par exemple en ce qui concerne le logement la fédération PACT-ARIM qui regroupe des associations comme Droit au logement, Fondation abbé Pierre, Secours populaire, Secours catholique, etc., le tout en une cinquantaine d’associations. Pour l’aide aux chômeurs, la liste des organismes qui coordonnent l’action des associations et des entreprises d’insertion est longue, il y a d’abord le FNARS (Fédération nationale des associations d’accueil et de réadaptation sociale), le CNEI (Comité national des entreprises d’insertion), les COORACE (Coordination des organismes d’aide aux chômeurs par l’emploi) qui fournit des petits boulots aux chômeurs, c’est cette fédération qui diffuse son travail sous la marque Proxim’Services.


On le constate donc, les associations et entreprises d’insertions sont loin d’être une émanation chaotique et conjoncturelle mais elles deviennent un moyen de gérer l’urgence et d’en refabriquer de façon à se légitimer. Ces ensembles sont assez souples et relativement organisés, et ils collent souvent au terrain.
 

L’humanitaire, une solution ?

C’est en cela que l’action humanitaire est une solution des hommes politiques à la crise mais sans être une solution politique à celle-ci. L’essor de ce secteur est une utilisation de ces structures par pouvoir faire face à la misère. Par le biais de ces associations, il fait effectuer un travail à des organismes privés, qui deviennent donc beaucoup plus que des associations caritatives en effectuant le travail de la collectivité. Chaque organisme privé sélectionnant sa « clientèle » (de manière plus ou moins subtile, comme le montre l’exemple de Fraternité françaises) (4), l’utilisation de l’argent public se fait de façon injuste car les prestations fournies (qui, rappelons-le, ne sont pas un droit pour la personne qui va en bénéficier) le sont au bon vouloir de l’association.
La question de la justice sociale qui nous anime nous anarchistes est donc reléguée au placard, et le désengagement de la collectivité, des questions de répartition, d’éducation et de santé provoqué et aidé par l’État est inacceptable. La politique de « ciblage » des populations assistées par les associations ou par les aides publiques (comme le RMI ou l’Aide Médicale Universelle) est une politique de ségrégation sociale, c’est-à-dire la pire chose qui soit dans le capitalisme. L’action humanitaire fait partie d’un processus construit par le pouvoir pour renforcer son chantage et la dictature de l’urgence devient la justification de toutes les interventions, y compris armées, comme on l’a vu récemment au Kosovo, et également dans le conflit au Rwanda. Cette instrumentalisation de la détresse des populations fait que les anarchistes ne peuvent cautionner ce genre de chantage où le massacre des uns justifie la destruction des autres.


Nous nous plaçons dans l’optique de l’égalité économique et sociale entre tous les individus et les moyens de lutte contre la misère doivent être en accord avec nos idées, et il appartient à la collectivité de se réapproprier, par la lutte autogestionnaire ce qui la concerne, c’est à dire tout ce qui relève de l’éducation, de la santé, du travail, de la culture, de la solidarité internationale.

Sam. — groupe Jules-Vallès, (Grenoble)


(1) Office national de l’information sur les enseignements et les professions
(2) Info-sup n° 179.
(3) C.N.A.S.E.A. : organisme relevant du ministère de l’agriculture qui, dans les années 70, assurait la gestion des objecteurs de conscience, et qui, petit à petit, s’est mis à gérer tous les contrats précaires dans les administrations et les associations.
(4) Officine caritative du Front national, réservée aux « bons français exclusivement ».