IVG : un droit fondamental mis en difficulté

A la demande de Martine Aubry, ministre de l’emploi et de la solidarité, et de Bernard Kouchner, alors secrétaire d’État à la santé et à l’action sociale, le professeur Israël Nisand (1) a remis en février 1999 un rapport sur la situation de l’IVG en France. Si nous revenons sur ce rapport, c’est qu’il était entendu qu’il serait suivi d’effet, c’est-à-dire que les propositions évoquées « pour diminuer les difficultés que rencontrent les femmes » se traduiraient en actions. Martine Aubry l’avait annoncé, notamment dans un communiqué en date du 19 mars 1999…


Or les femmes ne voient rien venir et les militantes féministes s’impatientent. C’est pourquoi, pour les 25 ans de la loi dite Veil, une manifestation nationale s’organise pour le 15 janvier 2 000. Parmi les revendications féministes actuelles concernant le droit à l’emploi et à un salaire décent ou la dénonciation de toutes les violences, les revendications pour la liberté de l’avortement apparaissent comme fondamentales tout comme celles relatives à l’accès à la contraception : ce sont celles qui permettent, en d’autres termes, de pouvoir choisir sa vie en toute liberté.

Le rapport Nisand a le mérite de dresser l’état des lieux des difficultés rencontrées par les femmes en demande d’interruption volontaire de grossesse : il permet ainsi de faire des propositions qui s’appuient sur des faits actuels. Grâce à la participation active de militantes de la CADAC (Coordination des Associations pour le droit à l’avortement et à la contraception), du MFPF (Mouvement français pour le planning familial), de l’ANCIC (Association nationale des centres d’interruption volontaire de grossesse et de contraception) et de la fédération SUD-CRC (fédération syndicale dans le secteur sanitaire et social), le rapport décrit dans le détail les anomalies, irrégularités, difficultés, entraves dans l’application de ce droit : « des difficultés dont ne semblent se soucier ni le législateur ni les structures dont la réponse est insuffisante tant au plan quantitatif qu’au plan qualitatif ».


En effet, l’activité d’IVG reste marginalisée dans les établissements publics : les professionnels médicaux et paramédicaux qui furent militants dans les années 70 pour implanter cette activité à l’hôpital n’ont pas de relève d’autant qu’ils sont le plus souvent vacataires et que le service n’a pas le statut des autres services hospitaliers : centres autonomes ou CIVG, unités fonctionnant dans le cadre d’un service hospitalier avec affectation de locaux et de personnels, ou d’activités d’IVG pratiquées par un service sans affectation spécifique de personnels et de locaux. Si bien que le contingentement systématique du nombre d’actes par manque de moyens ou par volonté, les difficultés de recrutement des professionnels, l’accueil mal adapté, la faible disponibilité de l’IVG médicamenteuse, ne permettant pas d’assurer la continuité du service public ni la qualité de prise en charge requise. Ainsi, faute de trouver une écoute ou un rendez-vous à l’hôpital public dans des délais rapides, des femmes sont contraintes de rechercher une solution dans le secteur privé, parfois à la limite du délai légal ou le dépassant. En 1998, 857 établissement assuraient des IVG dont 449 dans le secteur public : 52,3 % des IVG seulement ont été réalisées par l’hôpital public en 1992 (47,7 % en clinique privée), et deux tiers des IVG sont effectuées dans le secteur privé en Ile-de-France. Régulièrement, est rappelée par circulaire ministérielle la nécessité de mieux répondre à la demande en limitant les difficultés et surtout durant les mois d’été. Mais aucune solution n’est envisagée et des services hospitaliers publics pratiquant les IVG ferment l’été.
 

Inégalités face à l’avortement

Or, dans le secteur privé, des structures abusent les femmes : aucune information sur le recours à l’aide médicale gratuite, examens radiologique et biologiques superflus, une très grande fréquence d’utilisation de l’anesthésie générale, une durée d’hospitalisation plus longue que dans le secteur public.

« Trois catégories de femmes connaissent un désarroi particulier » relève Israël Nisand. Tout d’abord, celles qui dépassent le délai légal de 10 semaines de grossesse. Cette contrainte actuelle pèse tout particulièrement sur les femmes en situation de précarité et aggrave les inégalités sociales dans ce domaine où le recours aux soins est souvent tardif voire impossible chez des femmes isolées. « Une augmentation de deux semaines du délai légal ferait diminuer le nombre de ces Françaises (qui partent avorter à l’étranger) (2) de 80 % et alignerait la France sur le délai légal le plus courant en Europe ».

Viennent ensuite les femmes étrangères pour qui il est exigé un séjour de trois mois dans le pays, ce qui provoque des situations sociales et humaines dramatiques. Le risque de tourisme abortif redouté n’a aucun fondement : tous les pays européens, sauf l’Irlande, ont adopté une loi relative à l’IVG.

Quant aux femmes mineures, « elles sont dépossédées de leur autonomie en ce qui concerne l’IVG. Elles peuvent accoucher sous X sans autorisation parentale, obtenir des contraceptifs et poursuivre une grossesse ». Mais elles doivent demander l’autorisation parentale si elles veulent avorter et n’ont aucun recours juridique en cas de refus parental. Pour l’auteur du rapport, « la solution réside donc plutôt dans l’affirmation d’un droit propre de la jeune fille à décider de l’IVG en lui garantissant la confidentialité de sa décision ».
L’IVG est le seul acte médical ou médico-chirurgical dont la réalisation nécessite une déclaration pour ne pas être illégal. Chaque femme connaît en moyenne une grossesse non désirée au cours de sa vie et l’interrompt une fois sur deux. Depuis 1976, on peut observer une légère baisse du nombre d’IVG. Le rapport Nisand démontre que la légalisation (très encadrée) de l’avortement n’a pas entraîné sa banalisation, pas plus qu’elle n’a conduit au relâchement de la contraception. L’avortement, en France, joue essentiellement un rôle palliatif de l’échec de la contraception.
 

Pour autant, même s’il existait une politique volontariste de prévention des grossesses non désirées, il persisterait toujours des demandes d’IVG parce que les méthodes contraceptives ne sont ni parfaites ni parfaitement utilisées et qu’il y a une réelle différence entre désir de grossesse et désir d’enfant. Il ne faut en effet ni opposer contraception et avortement, en pensant que l’un est le substitut automatique de l’autre, ni croire qu’ils vont automatiquement de pair. L’avortement reste bien l’expression d’une contradiction entre le désir des femmes et les réalités sociales, économiques et familiales.
 

Bousculons le gouvernement

La médicalisation de l’avortement a entraîné une chute spectaculaire des complications et des décès. Alors qu’il était estimé à un décès par avortement par jour dans les années 1960 et à 2 par mois à la veille de la loi de 1975, le nombre annuel absolu de décès par IVG se situe entre 0 et 2. En outre, « l’lVG ne modifie pas la fécondité ultérieure des femmes et les indicateurs de morbidité devraient encore s’améliorer avec la diffusion des méthodes médicamenteuses et l’usage plus large de l’anesthésie locale ».
Si un certain nombre de propositions de Nisand devraient être reprises comme celle qui consiste à préconiser des consultations psychosociales pré et post-IVG non obligatoires ou celle qui recommande des campagnes d’informations sur la contraception, celle qui permettrait aux mineures et aux étrangères d’accéder directement à l’IVG sans autorisation parentale et sans justificatif de séjour en France, il n’en reste pas moins que la proposition de rattacher toute activité d’avortement à un service de gynécologie-obstétrique renforce l’hospitalo-centrisme et la médicalisation même si l’objectif vise à donner un statut aux professionnels et au service assurant les IVG.

En ces temps d’ordre moral nauséabond, le rapport Nisand apparaît audacieux. C’est sans doute pourquoi Aubry, Jospin et Nisand ont reçu tant de lettres de menaces de mort. Nisand a aussi reçu des messages abjects : il vient de déposer plainte pour injures antisémites. C’est sans doute pourquoi aussi aucune des propositions n’a pu encore déboucher. La volonté politique n’y est pas : il va falloir la bousculer.

Hélène Hernandez. — groupe Pierre-Besnard


(1) Chef de service de gynécologie-obstétrique du CHU de Strasbourg.
(2) 5 000 femmes se rendent chaque année à l’étranger : non seulement elles doivent débourser les frais de voyage et payent cher l’IVG, mais celui-ci n’est pas toujours réalisé dans de bonnes conditions.