Agriculture : la rentabilité contre la santé

Personne ne l’ignore, disettes et famines ont, plus ou moins tragiquement, jalonné le parcours de l’homme. La sécurité alimentaire, qui répond à trois critères (production globale, accessibilité de la nourriture a tous, équilibre de l’alimentation) n’a jamais été assurée au cours de l’histoire. Le passé a l’excuse des faibles rendements dûs à des techniques rudimentaires. Aujourd’hui, malgré les tonnes de légumes et de fruits déversées sur les routes, malgré les millions d’animaux abattus soit par prévention en cas de maladie soit lors de plans consécutifs à la surproduction, les disponibilités alimentaires mondiales suffisent pour couvrir en totalité les besoins de la population entière. Et pourtant. chaque année, 30 millions d’individus meurent de faim, plus de 800 millions de personnes souffrent de malnutrition dans les pays du Sud. Et même au Nord, le chômage de longue durée notamment accroît la pauvreté, et le retour de la faim (le nombre de bénéficiaires de l’aide alimentaire en France atteint deux millions de personnes par an ; plus de 50 % des RMlstes ont une alimentation insuffisante et carencée (en vitamines, minéraux, fibre
 

De multiples atteintes à la santé et à l’environnement

Aux trois critères classiques de la sécurité alimentaire, on peut aujourd’hui en ajouter un quatrième : la non-nocivité de la nourriture, c’est-à-dire la sécurité sanitaire. Or l’évolution récente des pratiques agricoles (recours à la chimie, développement de l’élevage intensif) ainsi que les traitements de l’industrie agro-alimentaire ont multiplié les risques sanitaires pour l’homme. Ces atteintes à la santé passent par les différents secteurs de l’environnement et les chaînes alimentaires. Les dérivés des nitrates, et plus encore les produits phytosanitaires (allergisants, cancérigènes et nuisant à la fertilité masculine) rendent la consommation de l’eau dangereuse. Les émissions d’ammoniac, de méthane. d’oxyde d’azote, liées à l’utilisation d’engrais et de produits phytosanitaires. affectent les voies respiratoires en se répandant dans l’atmosphère. L’accumulation, entre autres, du cuivre et du zinc, liée aux élevages, est susceptible de rendre les sols phytotoxiques sur plusieurs dizaines d’années. L’exploitation intensive du sol et les remembrements accélèrent la destruction de l’humus, la désertification par érosion.

Les élevages eux-mêmes, « hors sol » notamment, constituent une source de risques sanitaires importants. L’OMS considère que l’un des problèmes majeurs de la santé, c’est la résistance aux antibiotiques, conséquence d’un usage excessif en tant que facteur de croissance. régulateur de stress et traitement préventif et curatif dans les élevages. L’absorption de viandes contenant des résidus hormonés peut avoir des effets cancérigènes, neurologiques, immunologiques, Les élevages industriels concentrationnaires, notamment de volailles, peuvent induire différentes pathologies susceptibles de se transférer à l’homme. Un rapport de spécialistes réunis à Biarritz en septembre 1998 indiquait que la Bretagne, compte tenu de la concentration sur son territoire de centaines de millions d’animaux (porcs, poulets, canards), pourrait voir se développer une épidémie de grippe d’une ampleur considérable. Les OGM multiplient les risques de dommages irréversibles, et par nature imprévisibles, s’il y a dissémination de certains gènes dans l’environnement. La liste des méfaits pourrait s’allonger à souhait.


Concernant l’agro-alimentaire, personne ne peut connaître l’effet exact des pesticides, insecticides, additifs, auxiliaires technologiques et autres molécules sur l’organisme ; personne ne peut déterminer les pourcentages des substances administrées comme aliments (ou comme médicaments), ou reçues de l’environnement en tant qu’effluents industriels, qui persistent dans les tissus, animaux, puis humains. D’abord parce que l’information du consommateur est réduite à la portion congrue. Ensuite, parce que la législation n’est pas respectée (la Direction de la concurrence et de la répression des fraudes dresse un bilan sévère). Enfin parce que la synergie entre toutes ces molécules est difficile à mettre en évidence, parce que les effets à long terme ne sont pas encore apparus, parce qu’aussi les études scientifiques, les enquêtes épidémiologiques font cruellement défaut sur les conséquences, pour l’homme, d’une alimentation frelatée. Et pour cause, la classe politique (et la justice indépendante qui lui est attachée) ne peut se permettre de mettre en accusation des chefs d’entreprise qui, entre autres, financent leurs campagnes électorales.
 

La course au profit

Face à des faits irréfutables, il faut s’interroger : pour quelle raison la santé de l’homme se trouve-t-elle ainsi compromise ? La réponse est sans ambiguïté. La concurrence de plus en plus vive, organisée par le système capitaliste lui-même, provoque une pression intense à la baisse des prix de production, c’est-à-dire une course aux rendements, à la baisse des coûts de production, incitant les e acteurs économiques », au mieux à jouer avec les limites de la législation, au pire à frauder délibérément. L’objectif de l’éleveur devient : faire prendre aux animaux le maximum de poids au moindre coût et dans un minimum de temps ; pour le poulet, atteindre 1,8 kg en 42 jours.
Alors on recourt à n’importe quoi pour compléter la nourriture : fiente de poulet, ordures ménagères déshydratées, huiles de friture des restaurants, poussières des cimenteries, papier journal, boues de station d’épuration, et même du placenta humain… D’où les scandales de la vache folle, du poulet à la dioxine. D’où aussi l’essor de la nutrithérapie qui permet à l’industrie pharmaceutique de proposer sous diverses formes (dragées, comprimés, gélules…), et pour plus cher évidemment, les nutriments (vitamines, oligo-éléments…) qu’une alimentation équilibrée devrait normalement prodiguer.


Plus que le profit en lui-même, c’est un système unique de production que veulent établir sous l’égide de l’OMC, et avec la complicité des États, les multinationales de l’agro-alimentaire qui contrôlent toutes les étapes de la production agricole, depuis les intrants (semences, engrais…) jusqu’à la commercialisation. Les espèces transgéniques sont imposées comme l’a été le nucléaire, sans aucun débat possible, en espérant que le mouvement devienne irréversible. Le cynisme du directeur de la communication de Monsanto laisse peu de place au doute : « Nous n’avons pas à garantir la sécurité des produits alimentaires génétiquement modifiés. Notre intérêt est d’en vendre le plus possible. C’est à la Food and Drug Administration de veiller à leur sécurité.»


Les droits de propriété intellectuelle confèrent aux détenteurs des brevets l’exclusivité des royalties, et leur permet d’obliger les paysans à devenir clients de leurs propres circuits. à acheter tout ce qu’ils produisaient eux-mêmes auparavant. Déjà, plusieurs centaines de paysans indiens se sont suicidés, endettés par le coût des semences et des produits de la firme Cargill des milliers d’autres sont condamnés à l’exode rural ou à la famine.

Réagir

Quel combat mener pour résister à cette véritable dictature ? Surtout ne pas faire confiance au pouvoir politique, à la justice, aux institutions dans leur ensemble, comme le fait une proportion trop forte de la population, soit par naïveté, soit par démission, mais encourager l’action directe de cette population. On ne pourra faire l’économie d’une rupture avec un système agraire fondé sur le gaspillage, la surproduction, l’exploitation, un système qui hypothèque nos ressources en eau, met en péril la santé des agriculteurs et des consommateurs, aggrave le chômage par la disparition des petites exploitations, accentue les déséquilibres entre régions et la désertification rurale, entraîne la perte de fertilité des sols, détruit des paysages bocagers. grève lourdement les impôts, favorise la mainmise de quelques grandes firmes sur les réserves génétiques, compromet l’autosuffisance alimentaire du Sud ! On ne peut être réellement efficace que si l’on a compris quo cette agriculture se trouve elle-même sous la domination des firmes agro-alimentaires, comme la médecine l'est sous celle des laboratoires pharmaceutiques.


Des individus, des associations. des collectifs, des réseaux, des mouvements divers luttent pour une agriculture plus respectueuse des hommes et de l’environnement. Sous la pression de l’opinion publique. Les groupes agro-alimentaires adaptent leur stratégie : ils sont de plus en plus nombreux à mettre en place des filières sans OGM. Un laboratoire privé britannique a même dû se mettre en faillite après le faux-bond d’investisseurs effrayés par l’opposition croissante aux OGM.


Des associations d’agriculteurs américains pourraient intenter très prochainement une action en justice pour pratiques monopolistiques contre les principaux fabricants de semences génétiquement modifiées. C’est aussi sous la pression des organisations écologistes et des scientifiques (ils ne sont pas tous à la solde du capital) que Monsanto renonce à son programme « Terminator ». En démontant un Mac-do en construction, la Confédération paysanne inscrit sa protestation dans le cadre d’une lutte contre la mondialisation de l’économie, la standardisation de l’alimentation, l’uniformisation du goût, même si la démarche globale n’aboutit pas (pas encore) à la mise en cause de la logique du marché.

Pour une radicalisation et une coordination des luttes

Il faut amplifier ces luttes, les coordonner, les radicaliser informer, dénoncer sans relâche (articles, tracts, débats…), s’opposer à la course à l’agrandissement, aux extensions légales ou illégales, favoriser l’installation de jeunes pour casser la dynamique d’élimination des petites exploitations, faucher les parcelles de cultures transgéniques, promouvoir l’agriculture biologique parce qu’elle s’oppose aux intérêts des grosses firmes agro-chimiques, renforcer les liens entre (petits) producteurs et consommateurs, réduire les circuits de distribution afin d’éliminer les intermédiaires parasites, boycotter les produits des Dupont de Nemour, Dow, Monsanto, Bayer, Hoescht, Rhône-Poulenc, Danone, Nestlé, Unilever et autres Kellog’s, valoriser les produits locaux, les coopératives biologiques, cultiver son jardin quand c’est possible, développer la solidarité internationale avec les paysans privés de terres, soutenir les inculpés du syndicalisme contestataire…
Plus que le trou dans la couche d’ozone ou l’émission de gaz d’échappement. la pollution alimentaire est, avec celle d’origine médicamenteuse, la forme la plus grave parce qu’elle atteint et pénètre directement les organismes vivants. Grâce à d’énormes moyens financiers qui leur permettent de conditionner les choix des gouvernements, les grands groupes chimico-pharmaceutiques, agro-alimentaires inondent délibérément le marché de produits dangereux, risquant de provoquer à terme une catastrophe sanitaire, notamment par l’effondrement complet du système immunitaire des individus. Et si nous décidions de (re)prendre en charge notre corps, de (re)prendre le pouvoir sur notre vie, en sachant que l’aliment sain est le meilleur médicament.

Jean-Pierre Tertrais. — groupe La Commune (Rennes)