Côte d’Ivoire : Radicalisation de la crise politico-sociale


Les événements survenus il y a quelques semaines en Côte d’Ivoire ont contribué à la nette radicalisation de la crise politico-sociale que connaît ce pays depuis un an. En effet, à la suite d’une marche de protestation organisée à Abidjan contre le pouvoir, qui a dégénéré en affrontements avec les forces de l’ordre, et donnant lieu à des saccages (1), des responsables du parti organisateur, le Rassemblement des républicains (RDR) furent arrêtés selon la loi anti-casseurs en vigueur (loi copiée sur celle de la France). Le tribunal correctionnel d’Abidjan condamne 11 de ces dirigeants (dont 4 députés et la numéro 2 du parti) à une peine de prison ferme et 300 000 F CFA (3 000 F) d’amende. Cinq militants de base écopèrent d’un an ferme et 100 000 F CFA d’amende. Cette manifestation faisait front à diverses mesures gouvernementales visant à contrer la candidature de Alassane Dramane Ouartara, leader du RDR, aux élections présidentielles fixées en octobre 2000.
 

Magouilles et répression pré-électorale

Cet ancien directeur général adjoint du FMI est au cœur de l’extrême tension qui secoue la société civile ivoirienne, et les questions relatives à sa nationalité alimentent les sujets de discorde. Le pouvoir en place affirme qu’un citoyen burkinabé ne peut prétendre à la présidence de la république, conformément aux dispositions de la constitution ivoirienne.

Face aux preuves apportées par Ouartare, la décision appartient au Conseil constitutionnel, présidé par un proche de l’actuel chef de l’Etat Henri Konan Bédié, Alassane Dramane Ouatara, ADO comme on le surnomme, représente en fait un dangereux rival pour Konan Bédié, successeur de Houphouët Boigny. C’est d’ailleurs le vieux, maître absolu de la Côte d’Ivoire pendant 33 ans qui introduisit le spécialiste économique Ouattara en politique, en le nommant premier ministre en 1990, répondant alors au désir de démocratisation des Ivoiriens. À la mort d’Houphouët Boigny en décembre 1990, Bédié prit la tête du pays en tant que président de l’Assemblée nationale, évinçant ADO de la magistrature suprème. Elu en 1995, Bédié compte bien renouveler son mandat en 2000 et use de tous ses pouvoirs pour y parvenir. Ainsi, il modifia la constitution à son gré (2), par le biais du Parlement aux mains de son Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), ancien parti unique qui regrette certainement ce temps-là. De même, un décret fut adopté autorisant l’emprisonnement de journalistes en cas de délit d’offense ou d’outrage au chef de l’Etat. Est-ce à cette volonté de museler la presse qu’il convient d’associer le meurtre du gardien et le cambriolage du quotidien « Libération » et l’assassinat du propriétaire du « Libéral », deux journaux proches du RDR (3).

Mais l’arme la plus sérieuse qu’utilise le pouvoir est le concept d’« ivoirité ». Bédié combat ses adversaires non sur le plan idéologique ou politique, mais au niveau administratif. Cette disposition introduite dans le code électoral avant les élections de 1995 (4) précise que tout candidat doit être né en Côte d’Ivoire de parents ivoiriens de naissance. Les partisans de Bédié prétendent que la notion d’ivoirité définit la qualité de l’appartenance à la nation ivoirienne et représente le ferment de l’unité nationale. On peut surtout y déceler un fort relent de xénophobie, au parfum de préférence nationale locale, et une tendance à l’exclusion plus propice à déclencher une guerre civile qu’à rassembler une population multi-ethnique.

Dans ce pays réputé pour son hospitalité, qui acceuille plus de quatre millions de travailleurs étrangers sur son sol (pour à peine seize millions d’habitants) l’« ivoirité » risque de provoquer des troubles qui dépasseraient certainement le gouvernement. Déjà, des expulsions musclées d’immigrés ont eu lieu, selon le principe qu’il est toujours plus simple pour des dirigeants de mobiliser des pauvres contre des pauvres.
 

Expulsions musclées

Face à cette dérive xénophobe et totalitaire du régime, l’opposition multiplie les protestations. Regroupés en un front républicain, le RDR et le Front populaire ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo, troisième candidat déclaré à la présidence, luttent de concert afin d’obtenir entre autres la transparence du scrutin de 2000. Le pouvoir a tenté à plusieurs reprises de diviser les forces de l’opposition en nommant certains de ses responsables à des postes de ministres. Un moment courtisé lui-même, Gbagbo, soutenu par le PS français, critique à présent ouvertement la gestion du pays par Bédié. Il faut dire que si la Côte-d’Ivoire connaît une croissance estimée à 6 %, elle souffre de nombreux maux dont les premières victimes sont les classes pauvres. Misère grandissante, chômage en hausse, défaillance du système de santé (on imagine mal les ravages du sida), analphabétisme sont des signes marquants.
 

Les grèves étudiantes de mai dernier sévèrement réprimées par l’Etat (5) témoignent du malaise éducatif. On constate également que la généralisation de la corruption retarde ou empêche toute initiative issue de la base.  Le secteur informel, conséquence de l’exode rural est en pleine expansion entraînant insécurité et précarité. Dans les campagnes, les petits planteurs déjà touchés par la chute des cours des matières premières (cacao, coton) appréhendent la tenue du sommet de l’OMC et les décisions qui en découleront, déterminant leur avenir.
 

Une aggravation de la crise ivoirienne constituerait un risque majeur de déstabilisation de toute la région, déjà fragilisée par l’instabilité politique qui y règne et la remise en question de certains régimes en place. La radicalisation du gouvernement Bédié privilégiant la répression plutôt que la concertation laisse entrevoir dix mois difficiles jusqu’aux élections. Cela risque de faire de nombreuses victimes parmi la population de base, seule véritable otage de cette lutte sans merci pour le pouvoir.
Comme on le constate, dans les conflits modernes, et l’Afrique n’est pas la dernière en ce domaine, les civils sont les principaux touchés, bien loin des considérations des politiques et dirigeants. À quand la révolte des populations africaines toutes unies contre les opresseurs ?

Yves-Noël Billy

(1) Les manifestants s’en sont pris à des buts de la SOTRA et aux locaux d’un journal gouvernemental.
(2) Instituant notamment la possibilité pour le président de prolonger son mandat en cas de force majeure rendant impossible la tenue ou la proclamation des résultats de l’élection présidentielle. « Le cas de force majeure » n’est pas défini précisément.
(3) Un mois auparavant, le gérant de « Libération » échappait de justesse à un attentat.
(4) Il obligea Djéni Kobina, président du RDR à l’époque, à retirer sa candidature parce qu’il était Ghanéen.
(5) Résultat : homicides, arrestations de centaines de lycéens et étudiants, condamnation à des peines de prison ferme, évacuation et fermeture du campus.