CINEMA

Le vent nous emportera

Abbas Kiarostami


Désormais le dispositif Kiarostami est en place : une voiture, un paysage désolé, un homme au volant et un petit garçon comme premier interlocuteur. Le lieu de destination est d’abord caché à nos yeux. Pour qu’on puisse accéder au village, au lieu dit, il faudra une formule magique. Regarder au loin, malgré la poussière qui entoure la terre rouge d’un halo. « Il faut tourner après un arbre… » Et, en effet, le village arrive comme par enchantement, émerge et surgit puissant, tout en hauteur. De plus en plus zen, Kiarostami fait des films à partir d’un rien, d’un prétexte, d’une question intrigante, mais les raisons du pourquoi et de la finalité ne se dévoilent que partiellement. Fidèle à sa conception du cinéma, où le spectateur est libre de se trouver une raison, une fin, ou joue les prolongations, ce fameux film « inachevé… que le spectateur finira lui-même dans sa tête ou dans son cœur »… répond certes aux questions qu’on lui pose, mais les réponses que les images nous donnent n’apaisent que partiellement les multiples interrogations que ces films produisent à l’infini.

Heike Hurst


ML : Comment est née l’idée du film ?
Abbas Kiarostami : L’idée vient de quelqu’un d’autre. Un groupe veut faire un reportage sur une cérémonie funèbre. Le reste ne m’intéressait pas. Quand je suis allé sur place, c’était complètement différent de l’idée écrite par l’autre. J’ai donc réalisé à ma manière ce que j’ai vu et trouvé sur place.

Expliquez l’importance de la répétition dans ce film  ?
AK : La répétition, c’est ce qui caractérise le quotidien. Cela fait partie d’un quotidien qui n’est pas très attirant. Ainsi on prend conscience du passage du temps. Et là-bas, c’est une autre histoire. La répétition dans Le vent nous emportera n’est pas la même que dans mes autres films. La première fois qu’il monte en haut de la colline, on le suit attentivement. La dernière fois qu’il monte, cela devient ennuyeux. Même pour lui ce n’est plus du tout intéressant d’y aller. Pour répéter la répétition, il ne faut pas changer d’endroit. Je voulais que ce soit répétitif et ennuyeux. Car il suffirait de changer l’objectif de la caméra pour ne pas répéter exactement la même chose.

ML : Vous avez réalisé seulement deux films qui se passent en ville (Close-up et Gozaresh (Un rapport) pensez-vous que le cinéma tourné en ville exclue cette poésie directe qui caractérise vos films ?
AK : Moi-même, je me pose cette question. Mon prochain film je vais le tourner en ville, pour la bonne raison que je ne veux plus jamais avoir la responsabilité d’un groupe dans un village. Et encore moins la responsabilité d’un groupe que j’ai amené. Ils préfèrent dormir le jour et travailler la nuit. C’est l’habitude que le cinéma a donné à ce genre d’équipe. Donc j’ai travaillé tout seul. Quand j’ai un groupe que je dois amener avec moi. Ça pèse lourd sur eux. Et ils me mettaient tout sur le dos. C’est pourquoi je vais tourner mon prochain film en ville. Car comme ça, ils peuvent tous rentrer chez eux le soir ou faire autre chose. Là, puisqu’ils ne faisaient pas le travail habituel d’éclairage, c’était comme s’ils ne travaillaient pas. D’ailleurs, c’est l’impression qu’ils avaient. Donc c’est comme c’est dit dans le film, ils sont partis car ils ne savaient pas quoi faire.

ML : Cette femme dans le village qui tient ce petit café, ce qu’elle dit, vous l’avez écrit ou elle l’a dit comme ça ?
AK : J’avais écrit cette scène à l’avance. J’avais assisté en vrai à une scène identique. Je n’ai jamais rencontré nulle part des femmes comme celles que j’ai rencontré pendant ce voyage : énergiques, fortes, bien plus que les hommes. Quand je me levais elles étaient déjà debout. Elles sont les bons ouvriers de là bas. J’ai vu une femme accoucher, se lever et continuer à travailler. Dans le film, je dis que c’était 24 heures après, car personne ne m’aurait cru.

ML : On voit une femme enceinte dans un champ au début du film ! ?
AK : J’ai vu dans le champ une femme accoucher sur place. Puis elle a continué avec son bébé dans les bras. Son mari lui a demandé de se reposer. Il l’a finalement renvoyée a la maison. Puis il l’a rappelée pour la charger de tout ce qu’ils avaient récolté. Si j’avais mis cette scène dans le film, on ne m’aurait pas cru.

ML : Le Kurdistan comme lieu de tournage, était-ce un choix politique ?
AK : Cette population vit dans mon pays. C’est une région que je ne connaissais pas. C’est une population qui résiste à tout, aux calamités naturelles tout comme aux autres problèmes. On ne peut pas dire que ce n’est pas politique. Quand on parle de leur vie, c’est évidemment une information importante qu’on donne.

ML : N’est-ce pas le présent qui est le plus important dans vos films ?
AK : Le film doit transmettre quelque chose à propos du déroulement du temps, à propos du temps, c’est la même conception du temps qui caractérise la poésie persane, c’est comme dans une poésie de Khayyam… ou de Farough Farrokhzad.

ML : Expliquez la persistance de la présence des enfants dans votre cinéma ?
AK : En Orient, il y a des enfants partout. En Iran, 60 % de la population a moins de 15 ans. La femme dans le film a 10 enfants. Lorsqu’on vit dans un pays, où il y a tant d’enfants ! Et puis il y a une autre raison. L’enfant qui reste en nous, même quand nous sommes adultes. L’enfant ne connaît ni comprend les grandes personnes. Mais un adulte comprendra toujours l’enfant qu’il a été.

ML : Expliquez l’humour dans votre film…
AK : Nous n’utilisons pas beaucoup l’humour dans la vie quotidienne. Mais une vie sans humour, un art sans humour est un art mort.

ML : Expliquez l’attachement aux objets, aux choses (la tortue, la pomme)…
AK : on ne peut pas vivre dans un monde sans objets, dans une situation particulière, chaque objet montre une sorte d’humour. Même le téléphone portable. Les gens font des choses avec les objets qui sont drôles (humoristiques), à mon avis, les objets ne sont pas toujours muets. Par moments, ils disent qu’ils sont vivants. Dans le film, lorsque la pomme tombe, elle a acquis une autonomie, du caractère, de la personnalité, elle a décidé d’aller vers cette personne…

Propos recueillis par Heike Hurst au Festival de Venise, septembre 1999