Le libéralisme contre les libertés
A propos de l’ouvrage « Les prisons
de la misère »
L’ouvrage
de Loïc Wacquant, les prisons de la misère, est avant tout
une éclatante démonstration de ce que le libéralisme
n’a pas grand chose à voir avec la liberté. C’est aux États-Unis,
pays le plus avancé dans la déréglementation et la
marchandisation des rapports sociaux, que l’enfermement en prison est le
plus important. À sa suite, les pays occidentaux appliquent le grand
renfermement des pauvres à mesure qu’ils se libéralisent
économiquement. L’intérêt de l’ouvrage est qu’il propose
une foultitude de faits et de chiffres, utilisables par tout militant qui
voudrait démontrer, preuves à l’appui, la criminalisation
de la misère.
Le cauchemar américain
L’Amérique, ce modèle de réussite
économique produit en réalité de plus en plus de misère
: 35 millions de pauvres officiels, une extraordinaire sous-estimation
du chômage (puisqu’il suffit de travailler une seule heure au cours
de la semaine pour être rayé des statistiques du chômage),
le développement du salariat pauvre, et tout à l’encan… Pour
gérer cette misère, la prison. En deux décennies aux
États-Unis, il y a eu un quadruplement de la population pénitentiaire.
Si l’on ajoute à ceux-là ceux qui sont « sous main
de justice », ce sont 5,7 millions d’américains qui sont concernés.
Principales cibles : les pauvres et les noirs. La disproportion raciale
est énorme ; en probabilité cumulée sur la durée
d’une vie, une homme noir a plus d’une chance sur quatre de purger au moins
un an de prison, contre une chance sur 23 pour un blanc…
L’augmentation rapide et continue des
taux d’incarcération est une tendance qu’on retrouve dans presque
tous les pays de l’Europe. L’État capitaliste, celui-là même
qui devait se réduire à mesure que le marché étendait
son emprise, dépense de plus en plus d’argent pour enfermer. Entre
1979 et 1990, les dépenses pénitentiaires des États-Unis
se sont accrues de 325 % au titre du fonctionnement, de 610 % au titre
de la construction. Les entreprises privées profitent pourtant également
de la manne et font de la prison une source de profits. L’État «
libéral » n’enferme pas seulement, il surveille, il multiplie
les fichiers, il les croise. Les cas très concrets de surveillance
informatisée de la population qui se sont mis en place en Europe
et qui sont rapportés par l’auteur font froid dans le dos.
Criminalisation des classes dangereuses
La propagande mise en place par les partisans
américains du tout sécuritaire se diffuse progressivement
en Europe, via la Grande-Bretagne. Au départ, il y a la doctrine
de la tolérance zéro (ou théorie dite du « carreau
cassé »), élaborée par les criminologues américains
les plus conservateurs et fondée sur des justifications scientifiques
bidons. Cette doctrine est mise en œuvre à New-york puis se diffuse
rapidement dans le monde entier. Les promoteurs américains de ce
modèle de répression de la déviance s’invitent ou
sont invités dans les clubs de réflexion, les groupes de
pression, les ministère des différents pays d’Europe. Tout
ces gens qu’une profonde connivence de classe, idéologique rassemble
font alors l’apologie de ce modèle et sont bien souvent relayés
par les médias et par des chercheurs (sociologues, politologues)
empressés de servir. S’il y a des importateurs nous dit L. Wacquant,
il y a également des collaborateurs.
La démonstration est nette et sans
bavure : sous l’effet des politiques de dérégulation, les
inégalités se creusent, la pauvreté et la précarité
augmentent, l’État pénal se substitue à l’État
social devenu inutile ou encombrant pour les classes dominantes. Tout le
reste n’est que littérature ou plutôt travail de sape idéologique.
Il s’agit de faire croire à l’existence d’un danger représenté
par les pauvres, les immigrés, les jeunes, au moyen de toutes les
fariboles possibles. Car en vérité, la sécurité
n’est pas un « bien commun », c’est le droit du bourgeois pour
qui l’autre est un ennemi. La prétendue « explosion des violences
urbaines » n’a en réalité lorsqu’on regarde les
statistiques rien d’une explosion. Les jeunes des quartiers de relégation
ne bénéficient d’aucune impunité et sont sévèrement
réprimés. Six mois de prison ferme pour les incendiaires
de voitures de Strasbourg (1997), c’est pas mal non ! ?
Wacquant est un sociologue de la bande
à Bourdieu, il collabore épisodiquement au Monde Diplomatique.
Alors évidemment, tout ça se ressent. Mais l’auteur ne propose
ni une diminution de 0,05 % du nombre de détenus, ni un retour de
l’État social. C’est « l’État comme organisation collective
de la violence visant au maintien de l’ordre établi et à
la soumission des dominés » qu’il dénonce. Et à
vrai dire, il ne propose rien car ce n’est pas son propos. C’est le nôtre.
Nous qui ne condamnons pas l’État
par principe mais parce qu’il a toujours été au cours de
l’histoire l’instrument de domination d’une classe ou d’une caste sur le
reste de la société. Faudra-t-il attendre d’un pouvoir plus
à gauche que celui-ci que les choses s’améliorent ? Évidemment
non. La prison est depuis ses origines qui sont également
les origines du capitalisme institutionnalisé le moyen privilégié
par les gouvernements de toutes obédiences pour contrôler
le prolétariat, les « classes dangereuses » c’est-à-dire
tout ceux qui en fait, remettent en cause le caractère sacré
de la propriété. Ce ne sont pas les abus de la prison qu’il
faut dénoncer, c’est la prison qui fabrique et reproduit de la misère
et de l’exclusion sociale. Dénoncer la prison dans son essence,
dans son principe, c’est dénoncer l’État.
Dans Suerte, ce roman génial de
la prison, C. Lucas écrivait ceci à propos des détenus
qui se mutinent pour obtenir une amélioration de leurs conditions
d’enfermement : « De même que les ouvriers ne manifestent pas
pour qu’on supprime leur usine, vous, vous ne vous mutinez pas pour sortir
de prison. Vous voulez seulement y être bien. La qualité de
la vie intra-muros indexée sur le progrès social extra-muros
».
François. — groupe Albert-Camus (Toulouse)
(1) Wacquant (L.), Les prisons de la
misère, Raisons d’agir, 1999. 40 F. En vente à la librairie
du Monde libertaire (44 F avec port, chèque à l’ordre de
Publico).
(2) Lucas (C.), Suerte, l’exclusion volontaire,
Plon, Terre Humaine, 1995.