La mémoire et l’horreur
En
Automne 1946, un journaliste suédois erre dans les ruines des villes
allemandes anéanties par les bombardements, et descend dans les
caves à la rencontre de ceux qui s’y terrent. Ce journaliste n’est
autre que Stig Dagerman. Dans ce reportage, qui va devenir un livre, traduit
sous le titre de Automne Allemand, il entreprend une méditation
sur l’angoisse et la culpabilité dans l’équivoque relation
des voyeurs et des observés. Devant les atrocités qui ont
été commises, la souffrance extrême qui en a résulté,
il espère que, la prochaine fois, il n’y aura plus de spectateurs
pour porter témoignage mais uniquement des acteurs. En son temps,
Stig Dagerman considère : « La distance est trop faible entre
l’œuvre littéraire et cette souffrance extrême ; ce n’est
que lorsqu’elle aura été purifiée par le temps que
viendra le moment d’en parler. »
Ce précepte va être suivi
à la lettre puisque une chape de plomb va recouvrir l’Histoire officielle
de chacun des pays ayant participé à la destruction de tant
de mondes. Une Histoire empreinte d’actes de résistance et d’héroïsme
sera enseignée aux générations qui n’ont pas connu
la guerre, dont je fais partie, une histoire où chacun était
acteur de ses choix, bons ou mauvais, mais pas de ses conséquences.
Et pourtant, l’immense majorité n’était-elle pas d’abord
des spectateurs, acteurs de leur survie ? Une situation de malaise s’instaure,
que chacun de nous a vécu dans sa famille, puisque chaque famille
est porteuse d’une mémoire refoulée relative à cette
époque !
Cette mémoire, que l’on croyait enfouie,
ressurgit aujourd’hui par le canal de l’écriture. La grande force,
le grand mérite de ce travail, c’est qu’il n’est pas l’œuvre d’historien
spécialiste en la matière ou d’un journaliste en manque de
sensationnel (affaire Papon), mais d’écrivains qui n’ont pas vécu
Cette période, pour qui la langue est le seul moyen d’éviter
notre génocide, l’Humanité ayant déjà vécu
son génocide.
La démarche la plus classique est
celle que prend WG Sebald dans son livre Les émigrants, en ce sens
qu’il adopte une démarche ethnographique fondée sur la base
de témoignages ; il inscrit ainsi dans nos mémoires la trajectoire
de quatre personnages de sa connaissance, que l’expatriation (ils sont
pour la plupart juifs d’origine allemande ou lituanienne) aura conduit,
silencieux, déracinés, fantomatiques, jusqu’au désespoir
et à la mort. « Il n’existe ni passé ni avenir. En
tout cas pour moi. Les souvenirs fragmentaires dont les images viennent
me hanter ont un aspect obsessionnel. Quand je pense à l’Allemagne,
elle se présente à mon esprit comme quelque chose de démentiel.
»
Ces personnages, anonymes, silencieux,
passent alors de la position de spectateur à celle d’acteur de leur
témoignages, grâce à la langue de Sebald, les sortant
ainsi de leur situation de sans-abri pour devenir des êtres de mémoire.
Ces récits ne sont pas neutres. Ils nous renvoient à la situation
dans laquelle se trouve le monde actuel, et placent le lecteur dans la
position dont parlait Stig Dagerman : une méditation sur l’angoisse
et la culpabilité dans l’équivoque relation des voyeurs et
des observés.
L’autre démarche est celle qu’adopte
Lorette Nobecourt dans son dernier roman, Horsita, qui est de partir d’un
être de fiction, en l’occurrence une jeune femme, Hortense, pour
interroger le passé d’un père qui avait vingt ans en 1940.
Elle transgresse ainsi ce monde du non-dit, le silence de la famille pour
découvrir que la vérité n’est pas une et indivisible
comme on nous l’a enseigné ! mais multiple. «
Le monde où nous vivons fonctionne comme les camps, dans la même
fragmentation et le même refus de la responsabilité. […] C’est
là l’inconscient de notre monde. Cette industrialisation de la mort
est un point de non-retour sur lequel s’est greffée l’industrialisation
de la vie. […] Les hommes aujourd’hui ne supportent plus d’appartenir à
cette espèce qui n’a pu empêcher Auschwitz. Ils veulent se
débarrasser de l’humain, de l’humain dans l’espèce humaine.
Ils ne savent plus ce qu’être un homme signifie. » Dans
ce roman, Lorette Nobecourt plonge le lecteur, non pas dans une méditation
sur l’angoisse et la culpabilité, mais dans la réalité
quotidienne, c’est-à-dire le voyeurisme banal du génocide
de la différence devant l’écran de télévision,
pour nous inciter à retrouver le sens du mot liberté. En
ce sens, Horsita est un roman psychanalytique, à lire absolument.
Boris Beyssi (Le Manège - Radio
libertaire)
Automne Allemand, Stig Dagerman,
Actes Sud.
Les émigrants, W.G. Sebald,
Actes Sud.
Horsita, Lorette Nobecourt, Grasset.