OMC : Organisation mondiale de la culture
?
Nous savons que de nombreux sujets étaient
censés faire capoter le sommet de Seattle : agriculture, bio-technologies,
écologie… Mais l’un des thèmes qui a donné lieu aux
débats les plus vifs aura été celui de la culture.
Mais pour quels enjeux ? Quelle culture ? Et que faut-il penser de ces
polémiques ?
D’un point de vue technique d’abord, les outils
de plus en plus sophistiqués qui participent aujourd’hui à
une diffusion d’une culture de masse sont ceux qui ont accéléré
les échanges dans le monde et ont grandement participé au
phénomène de la « mondialisation ». Internet
et les bouquets satellites ou les télévisions câblées
ont permis l’explosion de ces secteurs économiques et la circulation
d’images, de musiques et des informations en général quasiment
en temps réel. N’importe qui, équipé, peut suivre
les actualités en direct de n’importe quelle région du globe.
D’où ce concept, un temps employé, de « village global
», cette sensation de faire partie d’une communauté planétaire
où l’on se sent proche de tout et où tout peut se savoir
sans délais ou presque.
De ce fait, cet échange de données
au premier rang desquelles figure évidemment la culture, bouleverse
profondément des règles établies. Notamment le contrôle
des œuvres diffusées par leurs auteurs ou distributeurs, Internet,
par exemple, a souvent soulevé la polémique car on peut y
trouver (gratuitement ou presque) des ouvrages récemment présentés
en librairie privant ainsi peut-être ses ayants-droits
de recettes.
Riche culture
Comme tout secteur contrôlé par
le capitalisme, le secteur de la culture, c’est d’abord un solide chiffre
d’affaires. Pensez donc que selon l’UNESCO, « les échanges
mondiaux de biens comportant un élément culturel ont ainsi
quasi triplé entre 1980 et 1995, passant de 67 à plus de
200 milliards de dollars » (1). À un niveau moins abstrait
peut-être, nous pouvons constater que la culture (ou sa variante,
« les loisirs ») a pris une dimension énorme : que l’on
songe aux concerts qui ont lieu dans des stades et non plus dans des salles
de spectacles, que l’on se rappelle des multiplexes récemment évoqués
dans ces colonnes et qui sont de vrais supermarchés du cinéma,
que l’on prête attention à des mots chargés de sens
comme « l’industrie du disque » ou « la civilisation
des loisirs », que l’on regarde les restructurations et regroupements
des sociétés d’éditions de livres et de la presse…
L’économie de la culture est donc juteuse. Et les règles
internationales du commerce se devaient de s’y intéresser.
Quand j’entends le mot culture…
Il faut revenir aux réalités
et d’abord examiner de plus en plus près certains aspects de cette
polémique qui continue. Tout d’abord, et même si l’on connaît
les appétits sournois des capitalistes du pays de l’oncle Sam, il
semble que les américains se moquent des différents systèmes
de régulation existant en Europe. Ils n’ont pas besoin de les remettre
en cause puisqu’ils ont pu s’imposer malgré ces politiques de quotas
(4). Au-delà de cette affirmation, la colère des cinéastes
français contre le libéralisme et pour la politique du quota,
peut paraître sélective. Car la commission européenne
a déjà sonné la charge contre les politiques du livre
à prix unique, par exemple, pratiquées par les États
allemands et autrichiens. L’Amérique n’est pas le seul chantre du
libéralisme. Et s’ils ont raison de s’inquiéter pour l’avenir
de la culture, ces cinéastes devraient aussi prendre en compte les
moyens publics donnés au développement culturel qui stagnent
quand ils ne régressent pas en France. Ils devraient demander aussi
que l’on révise à la baisse le statut des intermittents du
spectacle qui coûtent trop cher, paraît-il. Et ils devraient
prendre en compte l’appel que des cinéastes ont lancé au
cours du récent festival des trois continents de Nantes mettant
en évidence la responsabilité des États à travers
l’omniprésence de la censure, l’indifférence ou l’interventionnisme
bureaucratique des États, la non circulation des œuvres dans des
pays de la même région… Si la culture se meurt, si elle manque
de libertés, c’est bien sous les coups conjugués des marchands
et des États.
… je sors mon traveller !
En fait, ce qui intéresse les marchands
de produits culturels du monde entier, et c’est pour cela que la lutte
est âpre, ce sont les moyens des règles pour garder le contrôle
de la propriété intellectuelle des œuvres qui seront diffusées
à très grande échelle sur Internet, les télévisions
satellites ou câblées. Le piratage y règne ou y régnera
en maître. Donc, Seattle risquait de sonner la fin de la gratuité
des consultations de livres, disques, banques d’images, enregistrements
et copies diverses sur le réseau des réseaux notamment. Et
sur ce point précis, tout le monde semble d’accord, américains
comme français.
Et lorsque l’on nous dit que c’est l’avenir
de la culture qui va se jouer à Seattle, il conviendrait mieux de
dire « une certaine culture ». Car en fait, ce qui pouvait
être décortiqué à ce sommet, c’est le partage
des parts de marché des films et des programmes de télévision
français (hauts lieux de la culture, c’est certain !) face aux télévisions
et cinémas des autres pays. Il vaudrait mieux donc parler de «
business » culturel, plutôt que de culture. Il s’agit bien
de confrontations marchandes nationales masquées par des notions
(« la culture ») globalisantes pour paraître peut-être
plus défendables. Et qui, de toute façon, laisseraient de
côté les pays les plus pauvres ou émergeants qui n’ont
les moyens pour proposer leurs productions déjà supplantées
par celles des pays riches occidentaux.
À partir de cette situation, et
lorsque l’on va nous demander de choisir notre camp dans cette affaire,
il sera bien difficile de dire que l’on valide a priori la culture qui
sera marchandée à Seattle. Car cette culture-là est
une culture de masse, uniformisée, calibrée pour toucher
le plus grand nombre, et se doit d’être rentable. Y a-t-il alors
une option défendable pour des anticapitalistes qui ne soit ni celle
d’un Romain Goupil (cinéaste et ex-gauchiste made in LCR) qui se
proclame « libéral-libertaire » pour justifier l’OMC
ou celle d’un Bertrand Tavernier, capable de nous ressortir des diatribes
anti-américaines et protectionnistes des années 70 ?
Alternatives au capitalisme et à sa
culture
Dans cette affaire, il s’est même trouvé
des libertaires (5) pour signer un appel unitaire (6) qui réclame
un « contrôle citoyen de l’OMC », ce qui permet de ne
pas remettre en cause son existence et le modèle de développement
qui y est lié. Cette difficulté réelle à exprimer
une position claire sur une question que se posent bien des gens est parfois
masquée par des réponses lapidaires du type « les protestations
anti-OMC sont réformistes », sous-entendues qu’elles ne sont
pas pour nous, révolutionnaires.
Or, y compris sur la négociation
pseudo-culturelle à l’OMC, nous relevons que les anarchistes, souvent
dans l’incapacité de provoquer des luttes anticapitalistes là
où ils sont, se retrouvent à choisir entre des politiques
qu’ils n’ont pas contribué à mettre en place. Et où
il ne reste donc plus qu’à valider des choix qui ne relèvent
ni de notre éthique ni de notre objectif mais plutôt de l’impuissance.
Il vaut peut-être mieux alors dire que nous préférons
ne pas faire de choix sur ces bases-là. Cela peut-être frustrant,
mais se retrouver aux côtés du PCF et des tiers-mondistes
pour « contrôler » l’OMC, n’est pas l’objectif d’anticapitalistes
libertaires.
Ceux qui disent aujourd’hui que l’avenir
de la culture devait se jouer à Seattle n’ont peut-être pas
compris que le loup était déjà dans la bergerie, et
depuis longtemps. Seattle n’est qu’une étape supplémentaire
dans le commerce et la standardisation de la culture. La mobilisation des
libertaires a déjà commencé, et depuis longtemps pour
une fois. Beaucoup sont déjà entrés en résistance
culturelle, sociale et politique à l’ordre économique dominant
: fanzines, radios, labels indépendants, maisons d’éditions,
salles de spectacle, troupe de théâtre, salles de cinéma…
Car il existe une autre culture, à l’échelle humaine, celle-là,
et qui enrichit notre vision du monde. Cette culture de proximité,
populaire et vivante, est porteuse de valeurs souvent rebelles aux carcans
de la censure religieuse, idéologique, et des pouvoirs économiques.
C’est donc aussi le renforcement par notre présence et notre soutien
à cette culture-là que nous éviterons peut-être
le piège d’une culture de masse unique, commerciale, vendue par
les marchands d’ici et d’ailleurs, présents à Seattle.
Daniel. groupe du Gard
(1) Libération du 27 novembre
1999.
(2) Les mots ont leur importance : les
termes « les Européens » ou « les Américains
» ne sont employés ici que pour désigner les technocrates,
et marchands, les bourgeoisies et les capitalistes. Nous savons que l’usage
abusif de ces termes laisse penser que les classes sociales sont remplacées
par une homogénéité nationale alors qu’il n’en est
rien.
(3) Libération du 29 octobre
1999.
(4) L’industrie cinématographique
américaine détenait 70 % du marché européen
en 1996 (Libération du 27 novembre 1999)
(5) de l’association Alternative libertaire
(France).
(6) tellement libertaire qu’il s’est même
trouvé les nationalistes du MDC pour le signer !