Entreprises citoyennes
La morale au secours des patrons
Il y a longtemps que l’expression «
entreprise citoyenne » traîne dans les discours de nos dirigeants,
mais peu de monde a une idée claire de ce que signifient et impliquent
ces termes. Pour les libéraux, ce rôle social est à
intégrer dans l’arbitrage coûts/bénéfices du
dirigeant de l’entreprise, c’est à dire que « faire du social
» dans l’entreprise représente un investissement comme un
autre. Pour les autres, et notamment les gaullistes, les CFDTistes et les
socialistes actuels, le phénomène qui rend les entrepreneurs
philanthropiques est un changement de démarche de ces derniers,
rompant l’opposition entre les acteurs sociaux traditionnels et les soi-disant
acteurs de l’économie.
Que signifient alors ces discours sur
l’entreprise et son rôle social face aux ravages du capitalisme ?
Deux choses : la première, que le Problème Social n’est pas
un problème de morale, et que les patrons peuvent donc avoir des
états d’âme, sans que cela ne change en rien les fondements
de la misère ; la seconde, c’est que les démarches des entreprises
citoyennes sont entachées d’un oubli majeur, celui du conflit inhérent
au salariat et au besoin d’égalité économique qu’il
produit. L’entreprise citoyenne devient donc, sans statut précis
ni base en droit, au mieux un triste argument de marketing, au pire une
tarte à la crème du même goût « catho-de-gauche
» que le développement durable, les discours sur le productivisme,
et les analyses sur l’exclusion.
Le problème social n’est pas un problème
moral
La morale n’est pas toujours étrangère
aux préoccupations des patrons. Et il arrive parfois que l’entreprise
citoyenne témoigne des efforts faits par les dirigeants de notre
société pour pallier aux problèmes que la pauvreté,
la détresse sociale leur posent. Il n’y a pas si longtemps, jusqu’à
l’entre-deux-guerres ces préoccupations s’exprimaient par le paternalisme.
L’État providence, la crise ont brouillé les cartes entre
les missions des acteurs sociaux et celles des entreprises, les uns créant
des entreprises pour insérer, les autres se préoccupant de
leur environnement social, local et économique.
L’exemple des entreprises d’insertion
et de leur essor est quelque chose d’impressionnant, en 1994 elles employaient
5 000 salariés et 15 000 personnes dites « en difficulté
». Ces entreprises, même si elles ont un rôle social,
contribuent à pérenniser l’illusion qu’il y a un manque de
formation chez les chômeurs, et ceci permet d’embaucher à
bas coûts. Toute une partie de la population salariée se retrouve
donc enfermée dans la crise, et considérant le salariat normal
comme un luxe.
Les projets citoyens de la part des dirigeants
d’entreprises sont nombreux et souvent plus spectaculaires, mais ils mélangent
eux aussi les genres. On peut citer ceux de Camaïeu, de Procter &
Gamble, mais les plus intéressants sont ceux de la Redoute (I) à
Roubaix et de la firme financière américaine Ben & Jerry’s
Homemade inc. La Redoute s’est trouvée confrontée en 1988
à la dégradation des conditions de vie dans son quartier
de l’Alma à Roubaix De quelque chose qui aurait pu nuire à
son image, les dirigeants ont décidé d’en faire un atout
et d’investir, en moyens et en salariés sur le quartier : des cadres
y ont été détachés pour faire du soutien scolaire,
des projets d’investissement ont été réalisés
avec la collaboration du comité de quartier, avec le centre social
etc. Mais au bout de quelques temps le discours a craqué sous la
pression interne, et la section CFDT en est arrivée à publier
dans une brochure intitulée « La CFDT et l’entreprise citoyenne
» une dénonciation virulente du bourrage de crâne, des
pressions sur le personnel et la mainmise sur le quartier par l’entreprise.
Et les auteurs de la brochure faisaient le calcul qu’en supprimant les
intérimaires, il était possible de créer 150 emplois
sur le site. Dix ans après, même si la Redoute fait toujours
de la pub autour de cette expérience, la précarité
dans le groupe est de plus en plus importante : le nombre de CDD a crû
et des 407 000 heures de travail intérimaires en 1994, on est passé
à 778 000 heures en 1997 On le voit donc, l’entreprise citoyenne
est là une opération de communication des directions des
groupes vis à vis de l’intérieur de l’entreprise (les actionnaires,
et dans une moindre mesure les salariés) et de l’extérieur
(les clients).
Pour l’expérience de Ben &
Jerry’s Homemade, les choses sont encore plus claires car là des
chiffres précis sont donnés L’entreprise de collecte d’épargne
américaine consacre 7,5 % de ses bénéfices à
des activités philanthropiques « vis à vis de ses salariés
et vis à vis de la collectivité toute entière ».
D’après ses dirigeants elle y trouve un bénéfice en
termes de marketing.
Le discours de la citoyenneté d’entreprise
et les rapports de pouvoirs
Avec ces deux cas, on a affaire à des
entreprises dont les dirigeants évaluent leur contribution et leur
participation comme ils intègrent les normes d’environnement ou
les normes de qualités. Il est donc certain que si l’entreprise
se retrouvait en difficulté financière à cause de
ces démarches « citoyennes », elle verrait les actionnaires
remercier immédiatement sa direction. L’entreprise citoyenne n’est
qu’un discours, parce qu’il est moral mais comme tout discours il masque
des rapports de force et leur évolution dans l’entreprise.
Ce discours est apparu en France chez
deux présidents du CNPF, Y Gattaz et J Gandois. Leur but était
d’après eux de réhabiliter l’entreprise dans la société.
La théorie du gouvernement d’entreprise a conduit à une évolution
du pouvoir dans les groupes capitalistes. Il faut intégrer l’objectif
citoyen de l’entreprise au même titre que les normes de qualité,
les coûts salariaux, l’équipement de l’usine, la pollution
ou la situation géographique de l’entreprise, le résultat
de la firme s’évaluant par rapport à cela par la valeur marchande
de l’action (2) Et l’objectif « citoyen », mais qui est plus
un objectif moral, signe une perte de pouvoir des salariés dans
l’entreprise, par rapport aux actionnaires et aux clients solvables.
La réalité de l’entreprise
citoyenne demeurera une élucubration destinée à masquer
la prise de pouvoir très forte des conseils d’administration dans
les groupes capitalistes, par rapport à la période précédente
où le besoin de justice des salariés avait fait régresser
les dirigeants et les actionnaires. L’entreprise citoyenne n’a pas non
plus de base démocratique, il n’y a pas en effet de contrat social
dans les entreprises ni d’autorité élue encore moins de mandatement
de la part de la base des salariés, il y a un contrat de travail.
Beaucoup seraient donc tenté d’opposer la citoyenneté en
entreprise à la citoyenneté d’entreprise. Mais cette voie
réformiste ne résoudra jamais le problème social car
il y a un antagonisme profond entre le désir de justice et l’émiettement
des mesures limitées. C’est donc pour nous une illusion car ce n’est
qu’en s’attaquant à la nature même du capitalisme que l’on
pourra espérer voir les choses changer, et pas en aménageant
celui-ci dans le but de le faire passer pour plus humain. C’est pour cela
que nous sommes convaincus que seule la généralisation à
la société de l’autogestion et du fédéralisme
peut être efficace dans la résorption de ce problème.
Rien n’est moins moral que cela, car la morale c’est l’arbitraire, et nous
nous voulons la justice.
Sam. — groupe Jules-Vallès (Grenoble)
(I) Infos tirées de JB Cousin,
« Pour un partenariat sans fantasmes » in Économie
et humanisme n°334, octobre 1995 et F Rey, « 3 Suisses, la
Redoute : deux façons de gérer le 24 heures-chrono »,
in Liaions Sociales n°12-660, mai 1998.
(2) Ira Millstein, Le gouvernement
d’entreprise, rapport de l’OCDE 1998.