Russie : après la gueule de bois, le rase-Poutine

L’annonce le 31 décembre 1999, sur la première chaîne de télévision russe ORT de la résignation de Boris Nicolaievitch Eltsine aurait pu être fêté à grands renforts de vodka et de champagne, tant le personnage était haï. Même si les toasts des dernières minutes de l’année ont dû célébré ce départ tant attendu, ils avaient un goût amer.


La dernière pirouette de Eltsine théâtralement mis en scène, n’arrive pas comme par hasard le 31 décembre. Outre le côté symbolique, cette date présente un avantage décisif qui est d’éviter tout les commentaires désobligeants d’une presse en vacances pendant une dizaine de jours de la fin de l’année civile au Noël orthodoxe. Ce qui laisse un laps de temps important pour installer Poutine comme président par intérim et procéder aux nominations stratégiques dans l’appareil gouvernemental. La trêve des confiseurs est souvent utilisée en Russie pour les mauvais coups. Il y a cinq ans, le 31 décembre le bombardement de Grosny commençait.
 

Le fossoyeur de l’URSS…

Eltsine, fils de paysan de l’Oural né en 1931, gravit tout les échelons du PCUS avant de rester pendant plus de dix ans secrétaire du PCUS pour la région de Sverdlovsk. Lors de la pérestroïka il prend le parti de Gorbatchev qui le fait venir à Moscou et le fait rentrer au bureau politique en 1988. Reprochant à Gorbatchev sa timidité dans les réformes économiques, il est mis à l’écart mais se fait élire comme député de sa région avant de devenir président du parlement russe en 1990 puis président de la fédération de Russie (avec 57 % des voix) en juin 1991.

Au moment du putsch de l’été 1991, il apparaît comme le champion de la démocratie, juché au sommet d’un char. Le putsch avorté lui permet de se débarrasser de l’Union soviétique et d’un Gorbatchev privé de tout légitimité politique. Une fois au pouvoir, Eltsine n’aura d’idée que de le conserver (réélu en 1995 avec 53,8 % des voix) et il ne trouvera pas de meilleurs alliés que les gouvernements occidentaux, prêts à tout avaler (et à tout payer) pour maintenir au pouvoir cette caricature d’homme politique. Alcoolique au dernier degré, très souvent malade toujours entre le Kremlin, la polyclinique présidentielle et sa datcha de Gorki-9. La Russie est à l’image de son président, malade, opéré et maintenu en vie par des professeurs Diafoirus de l’économie mondiale. En janvier 1992, il choisit comme premier ministre Gaïdar qui mène « sa thérapie de choc », une politique économique ultralibérale qui appauvrit la majorité de la population russe mais permet à un petit nombre d’initiés de s’approprier pour une bouchée de pain (à peine 5 % de la valeur) des pans entiers de l’outil industriel. La responsabilité de cette politique est à partager entre autres entre Gaïdar, Tchoubaïs et Kirienko. Ces deux derniers sont aujourd’hui les principaux soutiens politiques avec leur parti SPS (l’Union des forces de droite) de Vladimir Poutine. Le FMI et les autres institutions économiques internationales et européennes jouaient banque ouverte finançant des rachats d’entreprises à vil prix, mais aussi la corruption et l’évasion de capitaux.
 

… a mis la population a genoux

L’autocrate n’a de cesse que d’augmenter son pouvoir même si lui et sa famille ne négligent pas les avantages matériels. Il profite de l’opposition systématique des députés communistes et nationalistes majoritaires à la Douma, pour prendre d’assaut le Parlement puis se faire voter une constitution sur mesure ramenant les prérogatives législatives à néant, à une chambre consultative. Il est incapable de réformer l’économie et d’assurer à son peuple le minimum. Une grande partie de la population russe est en situation de survie et en économie non monétaire, de troc ou d’autosubsistance. Le Produit national brut par habitant est tombé à 1000 dollars annuels, le PNB de la Russie est du niveau de celui du Portugal, quand à son Indice de développement humain, il place la Russie au 71e rang mondial proche du Lesotho et de la Birmanie.


Incapable ni de gérer, ni de réformer, Eltsine fait appel à d’anciens des « organes », on désigne ainsi en Russie les anciens du KGB ou de son héritier le FSB, pour diriger le gouvernement. En septembre 1998, Primakov remplace Kirienko jeune économiste libéral nommé six mois auparavant. Primakov est remercié huit mois plus tard au profit d’un autre ancien des services, Stépachine (aujourd’hui n°2 des libéraux démocrates de Iabloko, un comble…) lui même éjecté trois mois plus tard par le désormais fameux Vladimir Poutine le 9 août 1999. Cet ancien des services secrets, qui a longtemps opéré en Allemagne s’était retrouvé directeur du FSB, tout en étant très proche de libéraux corrompus péterbourgeois comme l’ancien maire de Saint-Petersbourg Sobchak et Anatoly Tchoubaïs parrain du parti de droite SPS.
Poutine apparaissait comme la dernière carte d’un Boris Eltsine totalement discrédité lui permettant peut-être d’éviter l’humiliation de poursuites judiciaires à la fin de son mandat. Sa famille mouillée jusqu’à la moelle dans des affaires de pots-de-vin et des oligarques craignant plus que tout une victoire de l’opposition ont promu la solution Poutine qui s’est aussitôt prononcé pour une immunité permanente. Mais à moins de 5 % dans les sondages de l’été celui-ci n’avait aucune chance à moins d’événements exceptionnels. 


Les incursions d’islamistes tchétchènes au Daghestan et les attentats terroristes, toujours pas élucidés, ont fourni des prétextes tout trouvés à une nouvelle guerre en Tchétchénie. Cette guerre a permis un essor nationaliste en Russie, reléguant au second plan les difficultés économiques terribles. Cette sale guerre a même permis au clan Eltsinien de remporter une victoire relative aux élections législatives. Avec la coalition hétéroclite au niveau idéologique du parti Unité, des libéraux du SPS, des ultranationalistes de Jirinovski et des ralliés qui sont légions dans les régions très sensibles aux pressions financières, Poutine semble assuré d’une Douma favorable. Mais les avantages politiques tirés de l’illusion d’un guerre rapide pouvaient se retourner dans les prochains six mois. Déjà les pertes, très sous-estimées, de l’Armée russe avaient commencé à s’accroître avec le début de l’attaque sur Grosny. Les boïviki qui sont restés dans la ville ont promis de tuer le maximum de soldats russes avant de mourir. Pour le clan au pouvoir il ne fallait prendre aucun risque et pousser Eltsine à la démission. C’est maintenant fait.
 

Une évolution à la chilienne ?

Il est très hasardeux de faire des pronostics en politique, surtout en Russie. Néanmoins, Poutine est très bien placé, il est en tête des sondages, il se présente comme un homme fort et inflexible. Il dispose de relais médiatiques importants la première (ORT) et la deuxième chaîne (RTR) de télévision, les deux seules chaînes reçues dans tout le pays.


Reste que personne n’est capable de donner ni son programme social, ni son programme économique. Appuyé par des forces tellement contradictoires, un des scénarios possibles serait celui d’une évolution à la chilienne avec un État fort et une politique économique libérale s’appuyant (et appuyée) par des grands groupes industriels ou financiers nationaux. Mais cela ne reste qu’une hypothèse. En tout cas pendant les trois mois qui nous séparent des élections du 27 mars, il ne faut pas s’attendre à une pause dans la guerre en Tchétchénie. La guerre reste la clé principale de Poutine pour entrer au Kremlin.
 

Jean Raymond (Réflex-No Pasaran) pour le Monde Libertaire. Moscou.