«Chaque nuit, à l’heure
où le sommeil est parvenu à son plus grand degré d’intensité,
une vieille araignée de la grande espèce sort lentement sa
tête d’un trou placé sur le sol, à l’une des intersections
des angles de la chambre. […] Quand elle s’est assurée que le silence
règne aux alentours, elle retire successivement, des profondeurs
de son nid, sans le secours de la méditation, les diverses parties
de son corps, et s’avance à pas comptés vers ma couche. […] Elle
m’étreint la gorge avec les pattes, et me suce le sang avec son
ventre. […] Je ne sais pas ce que je lui ai fait, pour qu’elle se conduise
de la sorte à mon égard. Lui ai-je broyé une patte
par inattention ? Lui ai-je enlevé ses petits ? » Cette araignée
dont parle Isidore Ducasse, Conte de Lautréamont, dans Les Chants
de Maldoror, c’est celle que je perçois, que je sens et contre laquelle
je lutte. Ne pas tomber dans l’assujettissement, ne pas tomber dans les
mailles-tentacules du pouvoir qui voudrait faire ce qu’il veut de nous
et nous dire que penser ! Ne jamais oublier que cela est toujours d’actualité
est peut-être le mérite du premier livre d’Antoine Piazza,
« Roman fleuve ». Imaginez un peu que quelqu’un, homme de pouvoir,
comme président de la République, veuille recenser avec ses
« collaborateurs» tout ce qui participe à la «
grandeur» de la littérature française !
« Toute la littérature française
est contenue dans les limites de notre entreprise. Notre projet, c’est
avant tout un matériau exceptionnel : un travail de création
réparti sur dix siècles dont aucun pays du monde occidental
ne pourrait se prévaloir, une masse vivante, en mouvement, qui suffirait
à elle-même si le président n’y avait ajouté
une vie supplémentaire qui s’élabore ici, minutieusement,
et dont nous pourrons évaluer les effets dans un futur proche… Car,
je ne vous cacherai pas que nous vivrons bientôt des heures exceptionnelles.
» C’est en ces termes que s’exprime un des personnages du roman,
Béring, principal collaborateur du Président. Un discours
aux forts relents d’ordre nouveau bâti sur les autodafés,
sur la censure (1). Vigilant, nous devons l’être car le pouvoir n’a
jamais de cesse que de nous dire ce qui est bon pour nous, de nous l’enseigner,
c’est là la première raison de lire ce roman dont la construction
est tout aussi imaginative, avec sa bibliographie, que son contenu fort
de sens.
Imaginez maintenant que le président
vienne de signer le décret qui vous réincarne dans cet être
de fiction issu des grands romans de la littérature française,
qu’il a choisi d’autorité, et que vous vous retrouviez à
bord du Styx en attente ! Démuni, vous le seriez comme je le serais
moi-même, mais heureusement ce n’est que l’univers de la fiction.
Mais le procédé est-il si loin de celui que nous vivons tous
les jours ? Ne sommes-nous pas confrontés tous les jours à
des décisions totalitaires, prises par des tiers ? Ce roman où
plane l’ombre de Jules Vernes n’apporte pas de solutions, il est comme
un écho de ce siècle qui s’achève, qui a vu la mise
en place de systèmes faussement adversaires qui n’avaient pour but,
que de broyer l’individu, une deuxième raison pour le lire. Heureusement,
l’individu ne se laisse pas broyer facilement, il en est qui résistent,
c’est ce que nous démontrent ces deux auteurs venus d’horizons divers.
Dans son dernier roman, « Le mont-des-chèvres
», Habib Selmi nous raconte l’histoire à la première
personne, d’un jeune instituteur fraîchement nommé dans un
village du bout du monde aux confins de la Tunisie. « J’avais passé
beaucoup de temps, loin de ma famille, dans un village qu’un tyran dirigeait
au nom d’une chose mystérieuse nommée gouvernement et d’un
acte héroïque qui eu lieu il y a longtemps. S’agissait-il de
la réalité ou n’était-ce qu’un mirage ? Et ces agriculteurs,
pourquoi ne réagissaient-ils pas ? […] J’étais désespéré.
Ismaïl était mon ennemi et ses gardes parcouraient le village,
librement. Je réalisai, pour la première fois, qu’il pouvait
aisément me faire assassiner. Qui l’empêcherait ? »
Le grand tort de ce jeune homme, c’est qu’il lit, et que ces lectures participent
à son non-asservissement, le plaçant ainsi dans une situation
de rébellion face au pouvoir. Ce récit bref, noir, sorte
de chronique, nous rappelle ainsi que la lecture peut-être un acte
d’insoumission. Comment s’échapper de cet univers ?
C’est la question que se pose André
Benchetrit dans son dernier roman, « Impasse Marteau ». Un
mystérieux virus, en forme de S, s’est propagé dans un immeuble
vétuste où vivent des fonctionnaires de police, un virus
qui provoque une épidémie de suicide. Qui dit suicide, dit
inquiétude du pouvoir qui dépêche une antenne de psy
pour remettre de l’ordre et contre laquelle va s’opposer le héros
de ce roman, Ange. Au-delà de l’histoire, ce qui sert ce livre,
c’est l’écriture, une écriture revisitée par Jérôme
Bosch et William Burroughs qui nous plonge dans l’univers du cauchemar,
du rêve, à la recherche d’un ailleurs vivable. « Je
ne suis plus qu’une voix. Ma voix traverse les fumées et se fraie
un chemin. Je vois les conduits créés par le mouvement. Des
grésillements se mêlent aux voix qui creusent dans la fumée.
Il y a un mouvement ascendant du souffle. Je lève les yeux, aperçois
un angle par où tout se vide, j’ai la certitude qu’il s’agit du
dehors. Des grésillements, des crépitements. Un poste émetteur
? Je pose le pied sur ce qui crépite et grésille pour m’élever,
passer par dessus des autres voix sans les blesser. Elles sont si nombreuses.
Bientôt j’atteins l’angle par où tout se vide. J’accroche
mes mais aux parois. Je glisse la tête dans l’ouverture. Et (je vois)
dehors. »
L’écriture est une autre façon
de sortir de notre enfermement, c’est ce que nous montre avec brio André
Benchetrit.