Erika : un naufrage de complaisance
Le pétrolier Erika qui a sombré
au large de Belle-île est un exemple de pavillon de complaisance
et des « progrès » que nous promet le capitalisme Son
propriétaire est italien, il est enregistré à Malte,
son équipage est indien et sa cargaison appartient au groupe français
Totalfina qui a affrété cette poubelle navigante pour convoyer
du fuel lourd de Dunkerque vers l’Italie. L’Erika est un bateau vieux de
25 ans, qui a changé huit fois de nom et trois fois de pavillon,
passant ainsi d’un enregistrement à Panama, puis à Chypre
avant de finir à Malte. Il devait finir, selon armateur, à
la casse l’année prochaine. Au sortir du « rail » qu’est
devenue la Manche, le navire coule en laissant échapper une nappe
de pétrole de plusieurs dizaines de milliers de tonnes, simplement
parce que l’affréteur économise près du tiers du coût
du transport en réduisant les coûts de maintenance des navires.
Pavillons de complaisance
Cette économie est rendue possible
par une astuce, parfaitement légale dans le monde merveilleux du
capitalisme : les pavillons de complaisance. Ces navires représentent
60 % de la flotte mondiale. Ils abordent le pavillon d’un pays, autre que
celui de propriété, et ou le libéralisme règne
sans entraves. Les premières flottes de commerce mondiales sont
celles du Liberia, du Panama, des Bahamas, de Chypre, Singapour, Malte…
Véritables paradis fiscaux maritimes qui offrent des frais d’immatriculation
minimes, une imposition faible et des réglementations de sécurité
et sociale réduite. Marins philippins, indiens, malais ou birmans,
depuis longtemps, polonais ou russes depuis les années 1990, fournissent
le gros des équipages, la plupart du temps sans contrat de travail.
Les gens de mer employés sur les
navires battant pavillon de complaisance sont privés de leurs droits
humains et syndicaux fondamentaux. Les registres de complaisance n’appliquent
bien entendu pas les règles sociales minimales et s’ils le faisaient
les armateurs iraient voir plus loin, sur un autre île de la mondialisation.
La main-d’œuvre à bord est invisible et il est bien difficile de
savoir vraiment ce qui se passe. Plus exactement, tout le monde sait, mais
personne ne veut voir : salaires dérisoires, longues périodes
de travail sans repos, peu ou pas de permissions à terre, suivi
médical insuffisant, marins abandonnés dans des ports lointains
qui doivent se débrouiller seuls. Les consignes de sécurité
mal respectées et des navires peu sûrs font du métier
de marin la profession la plus dangereuse de toutes. On évalue le
nombre de morts en mer à 2000 par an. Les accidents sont nombreux
(chute dans les écoutilles, membres sectionnés, brûlures
etc.) sans que cela semble préoccuper les propriétaires qui
n’ont comme souci que le retard que pourraient prendre les livraisons.
Bien entendu les sinistres sont plus nombreux
sur les pavillons de complaisance. En 1997, la moitié des pertes
en tonnage étaient attribuée à seulement 8 des 27
pavillons de complaisance. Ce n’est pas par abus de langage que les marins
les appellent « cercueils flottants ». Les navires les plus
anciens et les moins bien entretenus sont les plus dangereux : 80 % des
catastrophes en mer concernent des navires âgés de plus de
15 ans. Or, aussi aberrant que cela puisse paraître, la prime d’assurance
d’un rafiot de 25 ans comme l’Erika n’est pas plus élevée
que celle d’un navire neuf, muni d’une double coque obligatoire depuis
1994. Cela montre sans aucun doute la collusion des assureurs dans un système
véritablement criminel. D’ailleurs, le contrôle technique
obligatoire tous les 5 ans, est le plus souvent effectué sur papier,
c’est-à-dire pas du tout. Les sociétés de classification
qui ont en charge ce travail sont financées par les armateurs.
Le système de la complaisance est
parfaitement organisé. Il est l’équivalent pour le transport
de ce que sont les paradis fiscaux pour la finance internationale. Le système
capitaliste génère et organise en effet sa propre «
illégalité ». Les textes réglementaires, les
négociations âpres pour aboutir à des compromis, les
tentatives de réguler le capitalisme, les fadaises sur l’Europe
sociale (et demain le monde), sont tournées en permanence par ce
système de rechange qui fait de l’économie officielle une
annexe de cette économie opaque qui fait le lien entre le capitalisme
et la criminalité internationale. L’OMI, Organisation Maritime Internationale,
est l’agence spécialisée des Nations Unies qui définit
les règles d’utilisation des mers du monde entier pour la navigation.
Il ne s’agit bien sur que d’un paravent, parfaitement inefficace. La représentation
à l’OMI est liée au tonnage de la flotte commerciale ; le
Panama est donc le pays qui possède le plus de représentants.
Les dirigeants de ce pays n’ayant d’autres préoccupations concernant
la gestion de l’espace maritime que les pots de vin qu’elle procure, ils
envoient des cabinets d’avocats américains pour les représenter.
Pas besoin d’être expert pour comprendre que l’intérêt
général qu’était sensée représenter
cette assemblée de pays est dans les faits l’intérêt
particulier des multinationales qui exploitent les pavillons de complaisance.
Il serait tout à fait illusoire
d’opposer les pays du Sud pauvre qui fourniraient les pavillons de complaisance
et ceux du Nord développé qui appliquerait un semblant de
réglementation sociale. En effet, les pays développés
ont depuis longtemps développés leurs propres pavillons de
complaisances, appelés pavillons bis. En France, par exemple, le
pavillon national intègre cinq registres particuliers : le pavillon
métropolitain mais aussi les pavillons des Kerguelen, de Papetee,
de Nouméa et de Wallis-et-Futuna. Les Kerguelen, îles presque
inhabitées des mers australes, font officiellement office de pavillon
de complaisance pour la France depuis 1996. Le capitaine et le second doivent
être de nationalité française ainsi que 35 % de l’équipage,
pour le reste les filières négrières habituelles fonctionnent.
Cela n’empêche pas les armateurs de crier qu’on les assassine au
motif que l’équipage d’un pétrolier de 45000 tonnes battant
pavillon des Kerguelen revient à 7 millions de francs par an contre
moins de 6 pour un pavillon tiers. Nous sommes ici dans le laboratoire
du libéralisme et de la déréglementation ; les patrons
ont laissé tomber depuis longtemps les cache-sexe du progrès
social et de l’intérêt général.
Toujours plus de transport maritime
Le transport maritime est ainsi quasi-absent
de nos préoccupations quotidiennes : pas d’embouteillages de porte-conteneurs,
pas de bouchons causés par la grève des équipages
qui naviguent sous pavillons de complaisance, pas de prises de pétrolier
en otage. Il est discret, presque invisible entre deux marées noires,
et traîne dans son sillage une image plutôt vieillotte de grosses
coques un peu rouillées à l’heure ou l’avenir semble s’appeler
transport aérien ou ferroutage. Difficile de voir dans les poubelles
qui naviguent, difficilement maintenues à flot par des équipages
dépareillés et mal payés, le fer de lance de la modernité
capitaliste. Pas facile non plus de mettre sur le même plan la conférence
de l’OMC à Seattle et le naufrage de l’Erika au large des côtes
bretonnes. Pourtant c’est bien de la même logique qu’il s’agit. La
prépondérance du transport par mer est écrasante dans
les échanges internationaux. Le bateau est bien sur le plus puissant
des moyens de transport avec des charges de 100 000 tonnes couramment et
parfois plus de 300 000 tonnes.
Il est aussi le moins cher : une tonne
de minerais de fer traverse l’Atlantique pour le prix d’une course en taxis
entre deux gares parisiennes. On comprend mieux ainsi pourquoi et il est
ainsi plus économique d’importer le minerais qui alimente la sidérurgie
française du Brésil ou d’Australie plutôt que de le
produire en Lorraine et pourquoi les usines tournaient à plein régime
dans la zone portuaire de Dunkerque alors même qu’elles fermaient
à quelques centaines de km à l’intérieur des terres.
Le bateau est enfin le moyen de transport le plus rapide pour les très
grandes masses à transporter comme le pétrole.
L’expansion des flottes marchandes est
l’un des phénomènes marquants de l’économie contemporaine.
Le tonnage global ne dépassait pas 100 millions de tonnes en 1955,
il est aujourd’hui à 500 millions de tonnes. La recherche effrénée
du trajet le plus économique concentre le trafic des navires sur
quelques routes, Atlantique Nord, contournement de l’Afrique, et surtout
dans les passages obligés que constituent les détroits (comme
celui du Pas de Calais, 600 navires par jours). Ces routes relient des
ports, souvent associés en façades maritimes, coïncidant
elles-mêmes avec les principales îles de l’archipel du capitalisme
mondial : façade de la mer du Nord, façade japonaise etc.
Cette expansion est liée à deux phénomènes
qui s’alimentent l’un l’autre. D’abord la taille des navires s’est accrue
et sont nés des types nouveaux de bateaux qui accroissent largement
la productivité et la rentabilité du transport maritime.
Ce sont en général des navires spécialisés
qui remplacent les cargos généralistes des années
1950 : pour le vrac (pétroliers, minéraliers, etc.) et pour
les divers (porte-conteneurs). Surtout, l’augmentation du transport maritime
est lié à la croissance des flottes dans les pays en développement
que la mondialisation, la baisse vertigineuse des droits de douanes et
la déréglementation généralisée ont
eu vite fait de transformer en pavillons de complaisance.
A partir de là, tous les discours
plus ou moins indignés, mais surtout liés à l’événement,
qui nous promettent une baisse (voir dans le cas de l’hypocrite Jean Claude
Gayssot une suppression) de l’utilisation des pavillons de complaisance,
sont à prendre pour ce qu’ils sont : des propos malhonnêtes.
Aucun homme ni aucune femme politique n’a l’intention de s’attaquer à
une des clés de voûte du système capitaliste, pas plus
les ministres communistes que les autres. C’est plutôt le Parti communiste
qui se transforme en pavillon de complaisance de la politique française.
Le naufrage de l’Erika n’est pas dû à une mer forte qui, faisant
couler un navire, aurait provoqué un désastre écologique
ponctuel. C’est la déréglementation du capitalisme mondial
qui a fait couler l’Erika et le désastre social dont ce naufrage
est révélateur se poursuit tous les jours dans le monde entier.
Franck Gombaud (Rennes)