Chili : vrai-faux changement sur fond de recomposition politique


La Concertation démocratique et l’Alliance pour le Chili, c’est-à-dire le centre et la droite se rapprochent à pas de géant. Le deuxième tour des élections se termine par une victoire numérique de la Concertation (51,31 % des voix) mais par une victoire psychologique de la droite (48,69 %). L’abstention représente 10 % et les votes blancs ou nuls 4 %. La principale caractéristique fut la recherche des électeurs du centre politique par une dé-pinochétisation des discours et la dé-politisation des programmes.

Les analyses montrent qu’au premier tour des élections, près d’un million d’électeurs de la Concertation (15 %) avaient voté pour Lavin (voir ML n° 1186). Au second tour, Lagos a bénéficié du retour de quelques électeurs vers la Concertation, mais surtout de votes utiles. Ce sont les partis humanistes, écologistes et un fort contingent communiste qui l’ont sauvé du désastre…
 

La Concertation : glissement du centre gauche vers le centre droite

Née en 1988 du rassemblement de 17 partis anti-Pinochet (du PC à la DC), la Concertation a gagné les élections de 1989 et de 1993. A chaque fois, ses politiques centristes et la « politique des consensus » avec la droite, lui faisaient perdre des voix sur sa gauche. Elle ne compte actuellement plus que 4 partis : la DC, le PS, le tout petit Parti radical et le Parti pour la démocratie (PPD), un PS « rénové ». Les deux premiers Présidents de l’après dictature furent démocrates-chrétiens. Mais en mai dernier, le PPD Ricardo Lagos, après un parcours sans faute dans les ministères de l’Education et des Transports publics des deux gouvernements de la Concertation, avait pris tellement de poids qu’il fallut une primaire pour le départager du DC Andrés Zaldivar en vue des présidentielles. Le « socialiste » Lagos gagna haut la main et la Concertation perdit les votes de l’aile droite de la DC.

Pour les regagner et convaincre les indécis du centre, Lagos avait réalisé une campagne « sérieuse ». Discourant en cravate de thèmes politiques face à des rassemblements de militants, Lagos exhibait les défauts majeurs de la Concertation : arrogance du pouvoir et perte de contact avec la réalité des gens. Son mauvais résultat au premier tour l’a obligé à de nouveaux choix de campagne. Deux alternatives : reconnaître que la Concertation s’était reposée sur ses lauriers et avait encore beaucoup à faire, ou alors au contraire, revendiquer ses acquis pour récupérer les électeurs transfuges. Ces acquis (dans le cadre d’une gestion politique acceptant les contraintes du « marché ») sont réels : basse inflation, diminution de la grande pauvreté, augmentation du salaire minimum et du niveau de vie, investissements dans les ministères sociaux, réforme de la structure judiciaire, développement des infrastructures. En ce sens, la Concertation, dite de centre-gauche, a parfaitement géré le système néolibéral. Mais elle n’a pas senti la colère des gens face à une forte montée du chômage (de 7 à 11 % en 15 mois) dûe à la crise asiatique qui a durement touché l’économie chilienne, ni son sentiment d’insécurité croissant face à une délinquance toujours plus violente, ni son désir de faire entendre ses préoccupations quotidiennes. Le pouvoir provoque toujours une arrogance qui le distancie inévitablement du peuple, vieille histoire bien connue…

Pour regagner du terrain, Lagos adopta le style qui avait fait le grand succès de son adversaire : dépolitisation du discours (mais en manches de chemise), populisme « serre-toutes-les-mains » et promesses directes concernant des thèmes très précis. Le programme électoral abandonnait le terrain des grandes politiques d’Etat pour un développement vers une société plus juste (le slogan du premier tour n’était-il pas « Croissance dans l’égalité » ?) pour tomber dans celui de la résolution de problèmes très locaux par un torrent de promesses. Et sa popularité remonta !

Pour reconquérir le vote féminin, Lagos mit en avant Soledad Alvear, ex-ministre DC de la Justice et personnalité très appréciée des Chiliens. Succès tout relatif. Pour regagner le vote de ses adhérents de droite, la DC mit toute la vapeur et les partis socialistes et PPD furent priés par leur chef de ne rien dire sur les thèmes politiques (démocratisation des institutions ou droits humains par exemple). Aucun succès visible !
 

La droite de Joaquin Lavin : Pinochet enfin sur une voie de garage ?

N’en déplaise à une vision manichéenne de la presse européenne et de la gauche en général, Lavin et Pinochet, ce n’est pas la même chose. Pinochet a toujours ignoré Lavin, sa première tactique fut d’abord de briser la Concertation en se montrant favorable au président de la DC, Andrés Zaldivar. Lorsque la DC refusa, Pinochet créa de toutes pièces le candidat Frei Bolivar, un ex-DC ambitieux qui, se voyant déjà président, a embrassé la cause pinochétiste. Mais l’armée ne fut pas convaincue et Pinochet abandonna son nouvel allié.

Pendant ce temps, Lavin parcourait le pays, sans Pinochet et ses partis, sans le soutien des milieux d’affaires ou des militaires. Sa grande religiosité (il est membre de l’Opus Dei), sa famille nombreuse, jeune et très « comme il faut », ses constantes déclarations de guerre à la pauvreté, au chômage et à l’insécurité, ses multiples promesses ainsi que sa bonne gestion municipale (il est maire de Las Condes, la commune la plus riche du pays) lui attirèrent un grand soutien populaire et une remontée spectaculaire dans les sondages. Lavin est ainsi devenu candidat unique de la droite non pas grâce à mais malgré les pinochétistes…

Sa dé-pinochétisation n’est pas factice : pour gagner des voix au centre, seule possibilité de rompre le monopole de la Concertation sur ce secteur, il fallait se distancier du pinochétisme. Au début, personne ne voulut (n’osa) le suivre. Le destin lui donna alors un coup de pouce : Pinochet est détenu à Londres. La droite est alors dans la confusion : Pinochet est absent pour longtemps et elle n’a pas de personnalité charismatique à présenter aux élections. Sauf Lavin. Comme il semble sa seule chance, la droite s’aligne derrière lui avec armes et bagages, c’est-à-dire avec ressources matérielles et financières, et accepte ses conditions : aucune mention de Pinochet, pas de drapeaux des partis, le seul nom de Lavin sur la propagande. « Lagos n’est pas Allende et Lavin n’est pas Pinochet », dit-il un jour. Privilégiant le contact direct avec la population à qui il promet tout ce qu’elle veut entendre, Lavin se présente comme « un gérant qui résout les problèmes immédiats des gens » et appelle à un grand « changement ».

Les électeurs, libérés de la polarisation Pinochet/anti-pinochétisme, optent pour le considérer, non comme l’héritier du dictateur, mais comme l’homme du renouveau d’une alliance politique concernée par les difficultés de la population. La société chilienne a profondément changé. Certains secteurs ont envie de pouvoir jouir des avantages matériaux de l’ère de la consommation. D’autres pensent qu’il peut apporter des emplois. Lavin promet une forte répression contre la délinquance.

Lavin a su capter ces changements de mentalité et les canaliser vers lui avec succès. La droite s’est rendue compte que, si elle oublie un peu son général-idole et joue le jeu démocratique, elle peut remporter des élections. Du coup, elle envisage de fusionner tous ses partis en un seul, le Parti populaire, qui accueillerait les transfuges de l’aile droite de la DC. Lavin (46 ans) serait son indiscutable figure de proue pour les élections de 2006.

La Concertation aussi se rapproche du centre. La DC sort renforcée et les secteurs militants (surtout socialistes) perdent du terrain. Soledad Alvear, probable ministre de l’Intérieur de Lagos, pourrait devenir la candidate présidentielle d’une Concertation recentrée sur la DC pour les élections de 2006. Les partis écolos, humanistes ou communistes ont été balayés au premier tour et, bien que leurs militants ont voté utile pour sauver Lagos, ils n’en retireront probablement aucun bénéfice. Ici aussi, il est nécessaire de repenser (reconstruire) une opposition qui redéfinisse ses utopies.
 

Qui c’est qui est heu-reuse, c’est la Bourse !

Pour bien montrer ce qu’elle pense du « socialiste » Lagos, la Bourse a gagné quelques points le lendemain des élections. Le libéralisme n’a rien à craindre : le futur cabinet économique de Lagos compte deux professeurs d’économie à Harvard et deux économistes qui se sont opposés aux réformes des lois du travail présentées par le gouvernement juste avant les élections (et rejetées par un vote massif de la droite). En attendant, la population attend de lui qu’il n’oublie pas le passé («Que Pinochet soit jugé » scandaient les 30 000 personnes venues écouter le premier discours du nouveau Président), mais que le gouvernement, dans le futur, mette autant d’énergie pour aider les petites gens qu’il n’en a mis à développer la macroéconomie. « J’ai entendu ce que vous avez dit » cria Lagos comme un écho du « Je vous ai compris » de qui vous savez… On aurait tendance à dire que rien n’a changé : même système, même Concertation, même opposition, un général demi-gâteux à l’hôpital (ça c’est nouveau !), les mêmes bas salaires (pas pour tous !), les mêmes flics et les mêmes galonnés, les mêmes arnaques du patronat. Avec Lavin, on aurait eu un peu plus de tout cela. Avec Lagos, on aura peut-être, oooh, une légère amélioration, de quoi maintenir les syndicats et les organisations communautaires et populaires silencieux, comme depuis trop longtemps…

Jac Forton. — correspondant à Santiago de Visages d’Amérique Latine (Radio Canut, Lyon) pour le Monde Libertaire.


NDLR : L’auteur a écrit le livre « 20 ans de résistance et de lutte contre l’impunité au Chili : 1973-1993 » édité par le CETIM/Genève.