La traversée du siècle d’Arthur
Lehning (1899-2000)
première partie
Nicht Heute oder Morgen
sollst Du Deinen Geburtstag feiern, sondern Heute und Morgen und jeden
Tag, den jeden Tag sollst Du von neuem geboren werden und jeden Tag das
Leben von neuem gebären : Das heisst mir Mensch und Künstler
sein.
« Tu ne fêteras le jour
de ta naissance, ni aujourd’hui, ni demain, mais tous les jours,
car tu renaîs à chaque
instant et tu redonnes vie à la vie : te voilà homme et te
voici artiste. »
C’est ainsi que débute un poème
que Handrik Marsman, poète néerlandais, adresse à
son ami Arthur Lehning pour son vingtième anniversaire. Nous sommes
en 1919. Arthur Lehning s’est éteint à plus de cent ans,
le 1er janvier 2000, seize ans très exactement après Augustin
Souchy dont il a été l’ami et le camarade de lutte aux côtés
de Rudolf Rocker. Il a traversé ce siècle et laissé
derrière lui une œuvre considérable malheureusement peu traduite
en français. Mais au-delà du travail d’historien, il s’agit
aujourd’hui de se souvenir de l’homme et des évènements auxquels
il a été mêlé.
L’engagement politique
Arthur Lehning naît le 23 octobre 1899
à Utrecht. Il étudie les sciences économiques à
Rotterdam puis à Berlin. Très tôt il se familiarise
avec l’antimilitarisme, l’anarchisme et le syndicalisme. Aux débuts
des années vingt, il lit pour la première fois un ouvrage
de Bakounine. Il assiste à Berlin à une conférence
de Werner Sombart, historien spécialisé dans l’étude
du capitalisme et autorité en la matière. Il retient de cet
exposé un peu ennuyeux une anecdote concise, pleine
de bon sens, lancée sur un ton humoristique : « Une usine
de chaussures ne sert pas à fabriquer des chaussures mais à
produire des bénéfices ». Il suit les cours de Gustave
Mayer, professeur d’Histoire sociale en Allemagne, premier occupant de
cette chaire universitaire tout juste créée et qui traite
de la démocratie, du socialisme et des partis politiques. Toujours
à Berlin, il rencontre Rudolf Rocker et fait la connaissance des
anarchistes russes, récemment libérés des geôles
soviétiques, Alexandre Berkman et Emma Goldman. Ces rencontres seront
décisives pour son parcours ultérieur. Il s’engage dans le
comité de défense des anarchistes et des socialistes révolutionnaires
poursuivis et emprisonnés en Union Soviétique.
En 1922, il devient correspondant à
Berlin du Bureau International Antimilitariste Anarchiste (Internationale
Antimilitaristische Büro IAMB), fondé en 1921 à
La Haye, s’attelant à la lutte contre le militarisme et la guerre.
Il se lie d’amitié avec Georg Friedrich Nicolaï, pacifiste
rescapé de la Première Guerre mondiale, professeur et médecin-chef
de l’hôpital « Charité » à Berlin, auteur
d’un ouvrage publié en Suisse en 1917 « Biologie des Weltkrieges
» (Biologie de la Guerre Mondiale). Lehning traite d’un sujet brûlant
: « L’antimilitarisme en Hollande », article paru dans «
Der Syndikalist ».
En 1923, Mussolini n’est qu’au début
de sa carrière, le putsch munichois d’Hitler n’a pas encore eu lieu
et déjà Lehning écrit dans « Erkenntnis und
Befreiung » un article intitulé : « Les racines du fascisme
allemand ». Il publie sa première brochure : « Die Sozialdemokratie
und der Krieg » (la Social-démocratie et la guerre). Il y
critique avec virulence la justification de la guerre défensive
soutenue par la Social Démocratie et établit un parallèle
entre cette attitude et celle de Karl Marx quant à la guerre franco-prussienne
de 1870-71.
Lehning s’appuie sur une idée-force
reprise de la résolution du congrès de Bruxelles de la Première
Internationale (1868) : la tradition anarchiste de la grève générale
comme opposition à la guerre. Dans la période de l’entre-deux
guerres, il affine sa pensée et précise ses stratégies
contre la guerre. Il préconise la création de comités
dans les usines chargées d’analyser les modifications des circuits
de la production à des fins bellicistes et capables de prendre les
mesures adéquates pour les détourner à des fins autres.
Déjà en temps de paix, les travailleurs doivent abandonner
leur poste en signe de protestation contre une production orientée
exclusivement vers la guerre et montrer ainsi leur détermination
et leur capacité à s’opposer à l’éclatement
du conflit par la grève générale. Il est convaincu
que la grève générale déclenchée dans
tous les pays impliqués dans la guerre renversera le « militarisme
passif » et introduira la révolution sociale, qui, en supprimant
le Capital et l’État, détruira par là-même le
militarisme et les causes de la guerre.

Quoique Lehning ne soit pas un défenseur
invétéré de la non-violence, ses racines antimilitaristes
plongent cependant dans le terreau d’une tradition pacifiste hollandaise
fortement imprégnée de non-violence et de socialisme chrétien,
influencée par l’anarchisme de Tolstoï et principalement représentée
par Bart de Ligt et Clara Meijer-Weichmann. Mais Lehning ne se contente
pas seulement de paroles, de discours ou d’écrits pour faire partager
ses convictions politiques. Il met également ses talents d’organisateur
au service de l’anarcho-syndicalisme. Il rejoint l’« Internationale
Arbeiter Assoziation » (IAA-AIT) fondée en 1922 qui regroupe
les organisations anarcho-syndicalistes à travers le monde. De 1927
à 1934, il rédige avec Albert de Jong, Augustin Souchy et
Helmut Rüdiger le service de presse de la Commission Internationale
Antimilitariste, issue de la fusion entre l’Association Internationale
des Travailleurs et le Bureau International Antimilitariste. Ce bulletin
fait l’état des discussions sur le désarmement, les causes
et les buts de la guerre. Il contient des informations sur les luttes anti-militaristes
et est diffusé auprès de 800 journaux et revues. Des débats
ont lieu au sein de cette Commission Internationale Antimilitariste sur
les moyens de défense de la révolution. Lehning et Albert
de Jong rejettent l’idée de défendre la révolution
en créant des milices, voir une espèce d’Armée rouge.
Ils plaident en faveur d’actions non-violentes telles la grève,
le boycott, le non-paiement des impôts, la résistance passive
et le refus de collaborer avec les agresseurs. Leurs propositions ne rencontrent
qu’un faible écho, car la majorité au sein de l’IAA-AIT penche
pour une défense armée face à la montée du
fascisme en Italie et en Allemagne.
En 1929 il tient un discours « L’antimilitarisme
révolutionnaire et la tactique anti-impérialiste »
lors du deuxième congrès de la Ligue contre l’impérialisme,
à Francfort/Main. Il colle sans cesse aux thèmes d’actualité
et en septembre 1930, il fait un exposé sur la réduction
du temps de travail « Rationalisation et journée de six heures
».
En Allemagne, on redécouvre dans les
années 70 des textes de Lehning parus en 1932, entre autres «
Grundgedanken über Anarchosyndikalismus » (Idées fondamentales
de l’anarcho-syndicalisme) (1). Il y écrit : « Le socialisme
signifie la substitution de l’exploitation économique et de l’asservissement
politique par l’organisation du travail. C’est pourquoi la destruction
de l’État sous toutes ses formes reste la condition préalable
à toute société socialiste. Le devoir le plus important
est la préparation pratique de la prise en main de la vie économique
par les travailleurs eux-mêmes. (…) Jusqu’à la Première
Guerre mondiale, le syndicalisme avait dans différents pays une
base apolitique. Dans ce principe négatif se matérialisa
sa volonté d’indépendance. Le syndicalisme était indépendant
du parti politique, il rejetait le parlementarisme et était opposé
à tout étatisme. Mais l’évolution révolutionnaire
a complètement sapé cette base apolitique. Tant que le syndicalisme
restait révolutionnaire il menaçait de devenir un champ de
bataille pour les partis politiques dont le but est de se servir de l’organisation
économique seulement en tant que “courroie de transmission” pour
leurs desseins étatiques et dictatoriaux. Si le syndicalisme voulait
rester lui-même et indépendant, il ne pouvait plus avoir une
attitude neutre vis-à-vis des partis politiques : il devait combattre
le parti, le parlement et l’État comme incompatibles avec la finalité
syndicaliste. Il devait au lieu d’“a-parlementaire”, devenir “anti-parlementaire”.
Et en outre, un mouvement ouvrier révolutionnaire perdrait toute
signification socialiste et révolutionnaire s’il ne prenait pas
position face aux problèmes actuels que la révolution a posés.
Il doit choisir entre deux chemins incompatibles : le socialisme d’État
et le socialisme libertaire, le bolchevisme ou l’anarcho-syndicalisme.
»
Entre 1932 et 1935, Lehning travaille au Secrétariat
de l’Association Internationale des Travailleurs (IAA-AIT) aux côtés
de Rudolf Rocker, d’Alexandre Schapiro et d’Augustin Souchy. Ses activités
en tant que secrétaire le conduisent en Espagne où le mouvement
anarchiste est très développé avant le putsch franquiste.
Cependant l’arrivée du fascisme détruit le mouvement ouvrier
allemand et oblige les militants encore en vie à l’exil. Le secrétariat
de l’IAA-AIT est transféré en Espagne à Madrid, puis
à Barcelone.
Lehning prononce un ultime discours, le 17
février 1933, entre la prise du pouvoir par les fascistes et l’incendie
du Reichstag : " Der sozialistische Staatsbegriff und der staatlose Sozialismus
" (Le concept d’État socialiste et le socialisme sans État).
Il se réfugie en Hollande où
il dirige par la suite l’Institut international d’Histoire sociale à
Amsterdam où sont conservées de nombreuses archives du mouvement
libertaire.
L’engagement artistique
Dix ans séparent Arthur Lehning de
1923, où il entend alors pour la première fois les
vociférations d’un Adolf Hitler au cirque Krone à Munich
, de la fin de la République de Weimar. Pendant ces dix années
il entretient des liens étroits avec les courants de gauche non
orthodoxes les plus divers. C’est durant cette période aussi qu’éclatent
les multiples facettes de son engagement.
Il découvre à Paris en 1924
la peinture moderne, les expressionnistes, les cubistes, les futuristes
et les constructivistes. Il se passionne pour la littérature et
l’art. Entre janvier 1927 et juin 1929, il est rédacteur d’une revue
née de sa propre initiative portant le nom mystérieux de
« i 10 », considérée comme la suite et le pendant
des tendances développées dans « De Stijl » ou
« Bauhaus ». Il y attire un groupe de collaborateurs, dont
la renommée mondiale viendra ultérieurement : des artistes
tels Mondrian, Lissitzky et Kandinsky ou encore J.J.P. Oud, co-fondateur
de " De Stijl " et Laszlo Moholy-Nagy spécialisé dans le
film et la photographie. Cette revue éditée en quatre langues
(hollandais, allemand, anglais et français) ouvre ses colonnes aux
courants nouveaux qui vont dans le sens des aspirations de Lehning : seule
une révolution de la vie dans sa globalité pourra permettre
d’édifier une société antiautoritaire. S’y expriment
des dadaïstes comme Hans Arp et Kurt Schwitters, des philosophes marxisants
tels Ernst Bloch ou encore Walter Benjamin, les architectes Le Corbusier
et Gerrit Tietveld, l’écrivain Upton Sinclair, Hélène
Stöcker, spécialiste des droits de la femme, et enfin les anarchistes
comme Max Nettlau, Rudolf Rocker, Bart de Ligt. Lehning intervient dans
la revue et exige la libération de Sacco et Vanzetti, anarchistes
italiens émigrés aux États-Unis et condamnés
à mort par la justice de classe pour leurs convictions libertaires.
Martine. — Liaison Bas-Rhin de la FA.
(1) Ce texte, traduit en français,
est repris dans la revue culturelle et littéraire d’expression anarchiste
« La Rue » dans son n°18, 4e trimestre 1974.