Recherche publique : le capitalisme à l’université

Gueule de bois dans le petit monde de la recherche. Projets phares rayés d’un trait de plume, inquiétudes devant la montée en puissance de l’intervention capitalistique dans le secteur universitaire, démissions en cascade du Conseil National de la Science, menaces sur les établissements publics de recherche tels que le CNRS ou l’INSERM… il y a comme un malaise chez les chercheurs. Certes, la fronde est pour l’instant essentiellement symbolique, et s’exprime surtout sur le mode du refus de l’autoritarisme arrogant du ministre ­ et ancien collègue ­ Claude Allègre : ainsi les démissions de personnalités qui pensaient qu’un Conseil National de la Science créé par et pour Allègre pouvait avoir une autre fonction que celle d’entériner sans discussion toute décision ministérielle. Mais c’est l’occasion de se poser quelques questions à propos de la recherche scientifique, de son fonctionnement, de son contrôle et de son financement.

La première question est de savoir ce qu’est un chercheur (1). Si on s’en tient aux critères habituels, la recherche relève essentiellement des Universités et des établissements publics dont le CNRS est le plus connu. La recherche privée reste assez marginale en terme d’emplois (cf. plus loin pour les financements), et concerne essentiellement les applications industrielles immédiates. Les chercheurs sont donc pour la plupart des universitaires, dont l’activité de recherche n’est qu’un des aspects du travail : ils sont également des enseignants (c’est leur rôle social le plus voyant) et peuvent avoir des activités administratives, les universités étant gérées à tous les niveaux par les universitaires eux-mêmes (de l’organisation des études à la présidence de l’Université).

On touche là d’ailleurs un des premiers aspects du malaise actuel : la carrière d’un universitaire ne dépendant guère que de sa productivité en tant que chercheur, l’investissement pédagogique est, de fait, découragé, et une certaine jalousie des enseignants-chercheurs envers les « privilégiés » chercheurs à plein temps (personnels du CNRS de l’INSERM ­ secteur médical ­, de l’INRA ­ secteur agronomique ­…) est très perceptible. Jalousie sur laquelle Allègre joue assez habilement dans sa tentative de démanteler ces organismes trop autonomes à son goût.
 

La chasse aux crédits

Mais l’inquiétude principale porte sur le financement de la recherche, et sur le « partenariat » avec l’industrie, terme très porteur ces temps-ci. Cette idée fait peur, parce qu’elle est lourde de menaces sur la recherche non économiquement rentable à court terme, et aussi parce qu’elle suggère un contrôle de la recherche par des gens non issus du sérail. Qu’on envisage de renforcer fortement les pouvoirs des présidents d’université, et de modifier leur mode d’élection pour renforcer le poids du monde économique est de ce point de vue assez significatif. D’ailleurs, le rapport Attali « pour un modèle européen d’enseignement supérieur » est explicite : « Les entreprises innovantes, qui créeront l’essentiel des emplois et des richesses de demain, ne pourront se développer que dans une relation étroite et confiante avec le système universitaire ». C’est la rengaine du moment : sous le vocable très laid d’« incubateurs d’entreprises », les universités sont dès à présent invitées à se doter de véritables structures industrielles et commerciales, notamment pour déposer et exploiter des brevets. Autant dire que cette incitation à faire du « rentable » fait grincer des dents, et suscite une grande inquiétude dans les domaines de recherche sans débouchés financiers évidents… mais qu’elle fait saliver les éventuels bénéficiaires à qui on fait miroiter la double paie universitaire-industriel pendant 6 ans !

Mais il faut bien dire que, si cette évolution existe, et est en effet préoccupante, le terrain a été bien préparé, et depuis longtemps, par les universitaires eux-mêmes. Il y a belle lurette que la course aux crédits dans les laboratoires fait des ravages, et la « communauté scientifique » n’a pas toujours rechigné à faire la danse du ventre pour obtenir des fonds privés. Pour prendre un exemple célèbre, la puissance financière de l’Association de Recherche contre le Cancer a fait taire bien des réticences chez les scientifiques dont les crédits dépendaient étroitement de la « générosité » de Crozemarie. D’une manière générale, on peut dire que les grands principes s’amenuisent à mesure que les espérances financières se précisent.

Dans le même ordre d’idées, les problèmes éthiques sont assez facilement mis sous le boisseau quand l’occasion se présente. Les chercheurs dont les travaux intéressent l’armement ou les marchés financiers ont souvent le scrupule discret ; idem sur les applications de la recherche en psychologie ou sociologie à la "gestion des ressources humaines" (comment briser toute velléité de contestation sur le lieu de travail) ; et comme le fait remarquer le récent éditorial de la revue « La Recherche », peu de spécialistes sont montés au créneau sur la question du « principe de précaution » en matière d’agrobiologie (on ne mord pas la main qui vous nourrit) ; pire, beaucoup s’assoient sans scrupules sur ce principe de précaution appliqué aux thérapies géniques à l’occasion des prestations de mendicité télévisuelles comme le Téléthon : il est clair que la perspective d’une conséquente manne financière caritative n’incite pas à la pudeur ! Quant à faire la grève des recherches, ou à abandonner un thème à cause de ses éventuelles applications nuisibles, il n’en est évidemment pas question (2).

Quand les scientifiques sont interpellés sur les potentialités néfastes de leurs recherches, ils utilisent le plus souvent deux lignes de défense : soit ils revendiquent une recherche « pure » et « non salissable » (cas typique des mathématiciens), soit ils clament leurs grands dieux qu’ils n’ont pas voulu ça, que ce sont des applications auxquelles ils n’ont aucune part et sur lesquelles ils nient toute responsabilité. Si les exemples ci-dessus (ont pourrait en sortir des dizaines) montrent la légèreté du deuxième argument, le premier n’est pas satisfaisant non plus, posant la question de l’utilité sociale de recherches inapplicables.
 

Vers un vrai service public de recherche ?

Car c’est finalement là qu’il faut porter le débat. Qui décide de quelles recherches, et pour quoi en faire ? Dans la mesure où la recherche est essentiellement publique, c’est bien d’un problème de conception, d’organisation et de contrôle d’un service public qu’il s’agit.
Le problème de la définition des programmes de recherche et des priorités à retenir est certainement trop complexe pour être réglé en quelques lignes. Notons seulement que la recherche est par nature accessible essentiellement aux spécialistes, lesquels ont donc largement leur mot à dire sur l’intérêt intrinsèque ou les potentialités de tel ou tel domaine. Mais comme les spécialistes ne sont eux-mêmes à l’abri ni d’erreurs dans les perspectives, ni de conflits d’intérêts, il importe de laisser une assez large autonomie « à la base » pour les chercheurs.

En revanche, la collectivité peut tout-à-fait définir des grandes priorités sur lesquelles mettre des moyens conséquents, et contrôler l’utilisation des moyens en question. Ce que l’on pourrait caricaturer en suggérant un transfert massif des crédits de recherche intéressant les militaires et l’industrie de l’armement vers la recherche en santé publique, quitte à organiser un Arméthon tous les ans avec appel régulier à la charité pour financer les progrès technologiques de l’armée de demain…

D’une manière plus générale, la recherche publique ne sera effectivement un service public contrôlable par le public en question que si elle s’inscrit résolument en faux contre la dérive capitaliste qui la guette actuellement. Ce qui peut se faire en revendiquant ce qui devrait être la caractéristique de tout service public : la gratuité. Vaccins gratuits, molécules gratuites, utilisation libre et gratuite de brevets et de logiciels (c’est déjà le cas pour certains d’entre eux). La recherche est financée par la collectivité, que ses produits soient à la disposition de la collectivité ! C’est probablement la seule revendication qui, aujourd’hui, puisse vraiment battre en brèche une vision marchande de la recherche qui a le vent en poupe. Et lutter sur ces bases aurait, pour les chercheurs, une autre gueule que de s’inquiéter de la part de gâteau qui leur reviendra. Reste à savoir s’ils en ont la volonté…

COQ’S


(1) « un » chercheur… si je garde ce masculin abusif par souci de lisibilité dans le reste de l’article, c’est aussi l’occasion de souligner que la profession est très majoritairement masculine, surtout dans les sciences dites « dures ». Et qu’il serait probablement édifiant de comparer le ratio de thèses soutenues par des femmes à celui de femmes recrutées sur des postes fixes après leur thèse pour évaluer le sexisme ambiant.
(2) À ma connaissance, le seul scientifique « de poids» à s’être sérieusement posé la question est Yves Testard, spécialiste de la procréation artificielle. Aujourd’hui, il poursuit des recherches toujours aussi problématiques en termes d’éthique…