La traversée du siècle d’Arthur
Lehning (1899-2000)
seconde partie
Il critique la censure des films en Hollande,
milite pour l’abrogation de la loi anti-avortement, plaide en faveur d’une
morale sociale et sexuelle libre de toute contrainte. À l’instar
de Franz Pfemfert (1) qui faisait paraître avant 1914 la revue «
Die Aktion », Lehning essaie de montrer du doigt la faillite du système
en publiant des articles, des documents officiels d’où transpirent
de manière évidente ses mensonges et ses contradictions.
Car il ne suffit pas de changer de régime pour que naisse des ruines
une humanité transformée. Il faut transformer aussi les cœurs
et les esprits. Les artistes doivent s’atteler à cette tâche.
Et Arthur Lehning aurait pu faire sienne cette
phrase de Ernst Toller (2) qu’il rencontre en 1927 lors du congrès
anti-impérialiste qui se tient Bruxelles : « L’art n’a pas
une fonction esthétique, mais une fonction morale. L’artiste est
responsable des valeurs de la culture. Il est de son devoir de réveiller
et d’approfondir le sentiment spontané d’humanité, de liberté,
d’égalité et de beauté » (3).
Il côtoie Erich Mühsam dans le
Berlin des années 30. La pensée libertaire les lie. Mühsam
est profondément imprégné par les idées de
Bakounine. Il a participé à la République des Conseils
de Bavière, ce qui lui vaudra plusieurs années d’emprisonnement.
Il connaît le texte de Lehning « Anarchisme et Marxisme dans
la Révolution russe » (4) paru en 1929 et 1930 dans «
Die Internationale », revue mensuelle anarcho-syndicaliste de la
« Freie Arbeiter Union Deutschland » (FAUD). Il retient cette
définition que donne Lehning du socialisme : « Die Befreigung
der Gesellschaft vom Staat » (La Société libérée
de l’Etat) et en fera une brochure (5).
La renommée internationale
À partir de 1935-36, A. Lehning participe
à la création de l’Institut international d’Histoire sociale
à Amsterdam. Il se penche sur le travail minutieux et monumental
commencé par Max Nettlau (6) sur la vie et l’œuvre du grand révolutionnaire
anarchiste russe Michel Bakounine. Du point de vue international, Lehning
est surtout connu pour la réédition des œuvres complètes
de Bakounine dont la parution remonte à 1961, sous le terme «
Archives Bakounine », réimprimées aux Editions «
Champ Libre » en 8 volumes sous le titre « Œuvres complètes
de Bakounine ».
Lehning rencontre Max Nettlau à Vienne
(Autriche) en 1924. Il envisage un moment de créer à Amsterdam
un « Institut Max Nettlau », mais en 1935, c’est finalement
l’Institut international d’Histoire sociale qui recueillera les fonds de
sa bibliothèque unique et monumentale. Par histoire sociale, cet
Institut entend recenser et archiver tous les documents liés au
mouvement ouvrier et au socialisme depuis la Révolution française.
Les menaces de guerre toujours plus pressantes obligent l’Institut à
transférer dès mars 1939 une partie des archives à
Oxford (Grande-Bretagne). À la fin de son internement en 1941, Lehning
entreprend de monter cette filiale de l’Institut. En même temps il
travaille dans la section néerlandaise de la BBC et sert de correspondant
de guerre à Londres.
Après la guerre, en 1945, il retourne
à Amsterdam et retrouve l’Institut dévalisé. L’état-major
de Rosenberg s’y était installé en juin 1940. Celui-ci s’était
empressé de communiquer à Berlin qu’« il avait mis
la main sur une collection de torchons marxisants, bolcheviques et juifs
».
La bibliothèque sera dispersée
en Allemagne vers la fin de 1944 à la libération de la Hollande
et ne sera restituée à Amsterdam que dans les années
1946/1947.
En 1952, il se rend en Indonésie. Ce
voyage en Asie trouve ses racines dans le milieu des années 20,
lorsque l’empire colonial hollandais éclate et que des fronts de
libération nationale, des révoltes pour l’indépendance
des pays colonisés s’organisent un peu partout. Lehning est anti-impérialiste
et l’exprime dans « Der Syndikalist » en écrivant «
La Guerre coloniale et la Paix mondiale », sujet alors très
actuel et controversé aux Pays-Bas. Il fait la connaissance de Mohammed
Hatta, étudiant indonésien, porte-paroles du nationalisme
indonésien, devenu vice-président de l’Indonésie en
1945 après la proclamation de l’indépendance. C’est sur invitation
de Hatta qu’il se rend en Indonésie, à Jakarta, pour y créer
une Bibliothèque d’économie, de politique et d’histoire sociale
avec les quelque 15 000 ouvrages collectionnés par ses soins à
travers toute l’Europe grâce aux fonds versés par une organisation
hollandaise puis par le ministère de l’Education indonésien.
Il enseigne à l’université de Jakarta entre 1954 et 1957.

Les années soixante seront consacrées
essentiellement à la réédition des œuvres de Bakounine.
Il s’intéresse à Buonarrotti, « le plus grand conspirateur
depuis la Révolution française », comme le définissait
Bakounine. Lehning publiera un ouvrage, sorte de contribution à
la connaissance du mouvement révolutionnaire européen du
XIXe siècle, sous l’aspect de son internationalisme (8).
En tant qu’historien, il participe à
de nombreux colloques et congrès internationaux. Il écrit
de nombreuses brochures et de courts articles dans lesquels il affirme
ses convictions. Sa bibliographie fait état de plus de 600 titres,
la plupart en néerlandais et en allemand. Il n’a de cesse de réaffirmer
ses aspirations libertaires et appelle à la désobéissance
civile pour activer l’avènement d’une société sans
classe ni Etat.
Pour terminer, nous laisserons à Arthur
Lehning le soin de conclure lui-même, une dernière fois, cet
article en reprenant la fin de sa contribution autobiographique parue lors
d’un colloque tenu à l’Université d’Oldenburg, ayant pour
thème « L’anarchisme dans l’art et la politique », et
dédié à son 85e anniversaire :
[…] On m’a souvent posé la question
pour comprendre pourquoi je ne suis pas découragé, puisque,
il faut bien le constater, peu de réalisations concrètes
sont issues de mes idées. Ceci est vrai, sans aucun doute. Cependant
il existe aujourd’hui toute une série de mouvements qui sans
se reconnaître de l’anarchisme en appliquent pourtant les idées-forces
libertaires […] Pour moi, le plus important est et reste le fait que je
n’entrevois aucune raison de changer mes idées, uniquement parce
qu’elles sont très éloignées de la réalité
et d’autant moins que l’Histoire ne cesse de les confirmer. J’ai eu l’occasion
d’entendre, il y a quelques années, Luis Llach reprendre en musique
un poème de Constantin Cavafy, « Ithaque » (8). Ithaque
n’est pas seulement cette île de l’archipel grec, mais elle s’apparente
pour moi à l’Utopie. Aussi, pour mieux comprendre cette Utopie,
lisons ces quelques vers :
Quand tu partiras pour Ithaque
Souhaite que le chemin soit long
Riche en péripéties et en
expériences
[…]
Souhaite que le chemin soit long,
Que nombreux soient les matins d’été,
où
Avec quels délices !
Tu pénètreras dans des ports
vus pour la première fois.
[…]
Garde Ithaque sans cesse présente
à ton esprit.
Ton but final est d’y parvenir,
Mais n’écourte pas ton voyage :
Mieux vaut qu’il dure de longues années,
Et que tu abordes enfin ton île
aux jours de ta vieillesse,
Riche de tout ce que tu as gagné
en chemin.
[…]
Ithaque t’a donné le beau voyage
:
Sans elle tu ne te serais pas mis en route
Elle n’a plus rien d’autre à te
donner.
Même si tu la trouves pauvre,
Ithaque ne t’as pas trompé.
Martine. — Liaison Bas-Rhin de la FA.
(1) A la fin du XIXe siècle,
en Allemagne et dans toute l’Europe, la crise de la civilisation est à
l’ordre du jour et les essais tentés pour la surmonter forment un
large éventail. Deux grandes tendances paraissent se dégager
et dominer successivement la scène : la tendance esthétisante
d’abord, puis la tendance éthique. Le problème de la place
et de la valeur de l’art prend une acuité nouvelle. L’art pour quoi
faire ? Dans beaucoup de cas l’artiste remet en cause la société
et non pas seulement telle ou telle manière de s’exprimer. Il se
rapproche alors peu ou prou des forces opposées au régime
et se trouve au diapason des variantes anarchisantes du socialisme. «
Die Aktion », de Franz Pfemfert, revue pacifiste, individualiste
et socialisante qui paraît dès 1911 s’attaque à la
dépersonnalisation croissante et veut rendre compte du sursaut de
l’individu devant elle.
(2) Ernst Toller, dramaturge et poète
allemand, figure de l’expressionnisme allemand (Weltanschauung), dont la
vie et l’œuvre furent en convergence avec trois centres d’intérêt
: la crise de la civilisation révélée par l’expressionnisme,
les limites de l’action intellectuelle dans le processus de transformation
de la société et la place de l’écrivain dans le combat
politique.
(3) In « Ernst Toller et l’expressionnisme
politique », de René Eichenlaub, éd. Kingcksieck, Paris,
1980.
(4) « Anarchisme et Marxisme dans
la Révolution russe », d’A. Lehning, traduction de Jean Barrué,
Editions Spartacus, n°41.
(5) Ce texte écrit en 1932 est
interdit par le gouvernement allemand. Il se compose de deux parties :
« L’image du monde de l’anarchisme » et « Le chemin de
l’anarchie », la seconde étant la théorie issue de
la pratique des Conseils. Ce texte est disponible en français :
« La Société libérée de l’Etat »,
suivi de « La République des Conseils de Bavière
Münich 7 novembre 1918 - 13 avril 1919 », éd. La Digitale,
Spartacus, 1999.
(6) Max Nettlau (1865-1944), historien
du mouvement anarchiste, né en Autriche. Il aura consacré
toute sa vie et ses moyens à la collecte de documents, lettres,
écrits, récits liés à l’anarchisme et aux individu(e)s
qui l’ont animé.
(7) « De Buonarroti à Bakounine
», d’Arthur Lehning, Ed. Champ Libre, Paris, 1977, dédié
à la mémoire de N.W. Posthumus (1880-1960), fondateur de
l’Institut international d’Histoire sociale.
(8) « Présentation critique
de Constantin Cavafy », suivie d’une traduction des Poèmes
par Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras, Gallimard 1978.
Repères bibliographiques
Liste non exhaustive de quelques ouvrages
d’Arthur Lehning parus en français :
« Michel Bakounine et les autres
», esquisses et portraits contemporains d’un révolutionnaire
UGE, inédit, 434 pages, 1976. (10/15, Noir et Rouge)
« Archives Bakounine », (Leiden,
Hollande 1961-1974), Ed. E.J. Brill, textes établis et annotés
par Arthur Lehning, repris par les Editions Champ Libre en 1973 sous le
titre « Œuvres complètes de Michel Bakounine », œuvres
par sujets, Institut International d’Histoire sociale d’Amsterdam.
« Anarchisme et Marxisme dans la
Révolution russe », Editions Spartacus 1984 (première
édition 1971).
« De Buonarroti à Bakounine
», études sur le socialisme international, Editions Champ
Libre 1977 - Article dans le Bulletin n°1 de l’Institut International
d’Histoire sociale, Amsterdam 1951.