Sans-papiers : changeons de cap !

Depuis quatre ans, nous arpentons le pavé des villes de France et d’Europe pour manifester notre soutien au mouvement des sans-papiers. Il n’y a là aucun hasard puisque nous, anarchistes, sommes les ennemis déclarés des frontières, de l’autorité de l’état et tutti quanti. Nous étions donc à notre place jusque dans les églises occupées.

Nous ne nous sommes en général pas posé plus de questions, tout nous paraissait assez simple. Alors, nous avons été confrontés à la réalité. Nous sommes entrés dans les collectifs de soutien, pour voir. Et nous avons vu. Nous avons vu les roses ! nous avons vu les verts, les rouges et les autres. Chacun jouant son propre jeu, mais tous là pour encadrer, surveiller, limiter, diriger, étouffer et j’en passe. C’était écœurant.
 

Bilan de l’implication des anarchistes

Mais ce qui nous a paru le plus répugnant, c’est encore de devoir composer avec ce marigot. Il faut le reconnaître, nous débarquions. Le problème nous était à presque tous absolument… étranger. Nous arrivions armés de notre bonne volonté, de notre indomptable sentiment anarchiste, mais il y avait comme un grand vide entre nos principes, dont la justesse n’est plus à démontrer, et les modalités de leur application pratique. Bref, nous étions plus ou moins condamnés au suivisme.

Nous suivions, tout est là. Le fond idéologique du mouvement nous échappait. Et ce fond, produit de l’idéologie dominante, était profondément démocratique et « citoyen », c’est à dire veule et autoritaire. Bien plus encore, le mode d’organisation, ces fameux collectifs, nous était imposé.
Organisation plus ou moins spontanée au départ, le collectif a ceci de particulier qu’il réunit des individus en fonction d’un seul critère : leur situation vis-à-vis d’une disposition législative. Il est plus ou moins radical dans ses discours ou dans ses actions, selon les endroits et les moments, et il inclut ou exclut les « soutiens », ces gens souvent intéressés qui aident les sans-papiers. Il oscille entre radicalisme et modération et entre soumission aux intérêts des « amis » politiques et autonomie de la « corporation » des sans-papiers. Le décor est posé, nous sommes dans un rapport de force politique, c’est-à-dire où les acteurs sont définis non par leur situation sociale, mais par leur situation légale, non par la place que leur fait la réalité économique, mais par celle, illusoire et mensongère, que leur désigne la Loi, expression de la domination capitaliste et étatique.

Vous le comprendrez, nous enragions de jouer ce jeu-là. Nous tous, anarchistes qui avons milité dans ce mouvement, avons été confrontés à cela, quelle que soit la région de France. Chacun a essayé sa solution, sans jamais résoudre complètement le problème. Les uns ont joué l’unité, les autres la discorde, certains n’ont rien essayé du tout, laissant au « mouvement » lui-même le soin de régler ces choses.

Pour ce qui nous concerne, nous avons tâché de tourner la difficulté. Nous avons impulsé des comités d’ouvriers sans-papiers dans deux foyers, comités fédérés au Collectif des sans-papiers du Val de Marne, bureaucratie plus ou moins dirigée par des rouges-roses-verts. Mais, isolés et tributaires de ces perfides alliés, nous n’avons pas brisé le cercle de l’ordre bourgeois ; au mieux, nous avons créé un rapport de force favorable à l’élément ouvrier, organisé en tant que tel, dans le collectif, et nous avons battu en brèche un certain esprit de soumission aux « savants » politiques, dépositaires de l’autorité. Mais surtout nous avons appris, nous avons acquis de l’expérience, et nos compagnons de lutte avec nous.
Aujourd’hui, le mouvement partout en France est en piteux état. Quelques collectifs luttent encore. Souvent, ils se sont fâchés avec les politiciens, mécontents de leurs services. Les médias les ont oubliés. Quelques militants radicaux et libertaires essayent de faire renaître des cendres le feu.
 

Les sans-papiers sont avant tout des travailleurs

Mais il est évident, après ce que nous venons de dire, que nous ne devons pas chercher à reconstruire, à des années d’intervalle, le même mouvement, sous peine de remettre en selle les mêmes politiciens associatifs et humanitaires, et d’assister au même naufrage. Il est de plus absolument improbable que qui que se soit puisse recréer les conditions particulières qui ont vu l’émergence du mouvement en 1996-1997. Ce qui change radicalement les choses, c’est précisément l’expérience que nous avons acquise, et que des travailleurs sans-papiers ou anciens sans-papiers ont acquise. Et nous ne pouvons ni ne devons faire comme si cela n’existait pas. Alors, quoi ?

Peut-être devons-nous, sans bien sûr abandonner le soutien aux camarades encore en lutte, préparer un mouvement d’un autre type, un mouvement non plus politique, mais social. Il ne s’agit pas d’une simple question de mots d’ordre, ou de l’éviction de quelques politiciens. Il s’agit d’organiser des travailleurs et plus des citoyens, même « sans-papiers ». Il s’agit d’inclure les sans-papiers dans l’organisation globale des ouvriers ; et de faire en sorte que leurs revendications particulières soient portées par l’ensemble des travailleurs, comme eux-mêmes doivent porter les revendications de tous. On trouvera une aide puissante dans ce fait que le gros des ouvriers sans-papiers se rencontre dans un petit nombre de secteurs industriels ­ le nettoyage et le bâtiment, en particulier. Que, au sein des organisations ouvrières, des groupes se forment pour traiter spécifiquement les questions de droit au séjour, il n’y a là rien de scandaleux. En revanche, ce n’est pas le rôle de révolutionnaires que de favoriser l’éclosion de collectifs où les ouvriers côtoient les bourgeois ­ nous en avons vu !

Ce n’est pas le rôle de révolutionnaires que de reconnaître la loi et de lui demander protection. Ce n’est pas le rôle de révolutionnaire de fournir des troupes de choc aux partis politiques. Si nous voulons tenir compte de ce que nous avons appris, notre problème n’est plus « l’autonomie » absolue du mouvement des sans-papiers ­ ce mot d’ordre était pleinement justifié dans les phases antérieures de la lutte ­ mais bien sa fusion avec le mouvement ouvrier. Et c’est dans ce sens ­ même si nous n’espérons pas arriver tout de suite ­ qu’il nous faut œuvrer.

Max Lhourson. — groupe d’Ivry