2030, odyssée du capitalisme

Les conséquences de la décomposition de l’empire soviétique, l’événement majeur de la fin du XXe siècle, sont encore incalculables. Mais elles sont d’ores et déjà fondamentales. Plus rien n’est comme avant. Le bolcho-stalinisme apparaît déjà comme une sorte de parenthèse historique, longue, brutale, sanglante, effarante, mais parenthèse quand même face à un libéralisme victorieux sans ennemi reconnu. Tout se passe comme si le monde était retourné à la situation d’avant la révolution russe. Bien sûr, le début de l’an 2000 n’est pas totalement identique à 1917. Mais le rapprochement est parfois troublant. Peu ont manqué de rappeler l’analogie entre Sarajevo 1914 et Sarajevo 1994, trop curieuse pour n’être qu’une simple coïncidence.

Ce qui est issu de la boucherie de 1914-1918, c’est le capitalisme d’État sous trois formes : démocratique, fasciste et stalinien. Le premier est libéral. Les deux autres ne le sont pas. La première guerre mondiale a balayé les restes des anciens systèmes monarchiques, déstabilisé la déjà vieille bourgeoisie conservatrice et tué le syndicalisme révolutionnaire, laminé par l’Union sacrée dans les pays occidentaux et par le bolchevisme en Russie.
Fascisme et stalinisme ont constitué des formes abouties du capitalisme d’État. Le premier s’est autodétruit et a été détruit en 1945. Le second eut une vie plus longue, et il perdure de nos jours sous certains aspects (Chine) et en quelques endroits (Corée du Nord, Cuba). Tous les deux sont indissolublement liés à la révolution russe : l’un étant sa réaction (le fascisme), l’autre son prolongement (le stalinisme). L’apparition du capitalisme d’État sous ces deux formes radicales a, dans une large mesure, modifié la course d’un capitalisme libéral qui, sans cela peut-on supposer, aurait suivi une trajectoire différente.
 

Retour à 1917-1922

La plupart des observateurs de bonne foi ont souligné le paradoxe que constitua le triomphe d’un État marxiste-léniniste dans une Russie largement rurale et arriérée, alors même que, conformément à leur schéma du matérialisme dialectique historique, Marx et Engels présupposaient mécaniquement la consécration d’un communisme d’État dans les pays où le capitalisme industriel aurait atteint son stade de maturation contradictoire. Ce prélude était considéré comme objectivement indispensable pour passer à l’étape suivante du mode de production communiste. En outre, autre paradoxe sur le plan théorique, Marx, Engels et les marxistes, proclamaient, non sans raisons, que c’est l’économie qui gouverne le monde. Mais, dans la pratique, la mainmise de Marx et Engels sur la première Internationale et l’arrivée putschiste au pouvoir de leurs épigones, en Russie puis ailleurs, ont montré que c’est le politique qui décide de tout là où ils règnent !

Bakounine qui dénonçait à la fois le mythe mécanique marxiste, son utilisation dictatoriale par les marxistes au sein de la première Internationale et la dictature des gourous sur celle-ci, eut donc triplement raison. Mais cela n’a pas suffit, l’histoire se moque de la raison. Quant à Proudhon, il critiquait de façon anticipée la théorie marxiste de la paupérisation absolue du prolétariat, en annonçant lucidement l’émergence des classes moyennes. L’histoire socialiste lui ria au nez.

Se positionnant tous les deux vis-à-vis du socle socialiste, mais contre le réformisme ou la tiédeur de celui-ci, les mouvements léninistes et fascistes se sont distingués par leur considération différente de l’idée nationale, du moins dans un premier temps, car ils ont pratiquement fini au même point. Le léninisme, qui s’afficha pour l’internationalisme dit prolétarien, au moins par fidélité au slogan de la Première internationale « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous», aboutit à une défense étroite et sectaire du pré carré russe sous Staline, coûte que coûte. Le fascisme, qui revendiqua au début un socialisme national, déboucha ensuite sur un impérialisme hystérique.

En politique comme en économie, léninisme et fascisme ont finalement adopté la même attitude, s’appuyant sur des forces sociales et des discours qui n’étaient pas toujours différents (premier programme des Faisceaux en 1919, nazis et communistes faisant ensemble le coup de poing contre les socio-démocrates à la fin des années 1920 en Allemagne). Les deux ont prôné l’industrialisation lourde, le machinisme et le taylorisme. Les deux ont combattu le syndicalisme libre et indépendant, même si leur tactique antisyndicale utilisa des moyens différents.

Les leaders eux-mêmes, Mussolini et Lénine, qui se sont d’ailleurs rencontrés, ont d’abord mené tous les deux une stratégie politique assez semblable au sein de leur parti socialiste respectif : la recherche d’une rupture avec l’aile modérée. Même si Mussolini échoua là où Lénine réussira, il semblait sur la bonne voie lorsque, en 1912, il se fit nommer directeur du quotidien du Parti socialiste italien, et qu’il fit adopter à celui-ci une position révolutionnaire. Cela fait d’ailleurs dire à l’historien Ernst Nolte que « Mussolini fut le premier communiste européen de l’époque, et même, d’un certain point de vue, le seul».
 

Retour à 1933

Après la première guerre mondiale, la capitalisme a connu un second soubresaut, la crise de 1929, qui a fait basculer le fascisme italien du libéralisme en économie vers l’étatisme et l’interventionnisme, voie que le nazisme adopta. En Union soviétique, Staline lança le plan quinquennal et affama dramatiquement les campagnes, causant des millions de morts. Dans les démocraties occidentales, le compromis dit fordiste finit par l’emporter, sur fond de New Deal et d’interventionnisme étatique en économie et dans les relations travail-capital. C’est le triomphe du capitalisme d’État qui culminera au cours des Trente Glorieuses.

De nos jours, si l’on excepte le cas de la Chine, et encore, le capitalisme d’État bat de l’aile. Le « soviétisme » est liquidé. Le compromis fordiste est remis en cause par le patronat, tandis que les bureaucraties syndicales recherchent désespérément du grain à moudre. Les partis communistes occidentaux se sont social-démocratisés, plus ou moins vite, plus ou moins profondément selon les pays, de concert avec la droitisation des partis socio-démocrates. L’écologisme garde deux fers au feu : un écofascisme politiquement cafouilleux mais idéologiquement puissant ; un écomollisme social-démocrate arrivé au pouvoir par des coalitions (France, Allemagne), inefficace contre le productivisme capitaliste et reniant jusqu’à ses fondements pacifistes en légitimant l’intervention de l’OTAN dans les Balkans. C’est dans ce contexte que se sont opérées en Europe la renaissance du néo-fascisme puis sa transformation en post-fascisme. Le processus est devenu chaotique en France, mais il s’est accompli avec succès en Italie (interrompu pour le moment) et en Autriche. Ailleurs, en Belgique, en Suisse, ou dans d’autres pays sous d’autres formes, il se poursuit.

Le post-fascisme puise ses forces vives dans la petite-bourgeoisie, souvent rurbaine, une partie de la classe ouvrière, auprès des petits chefs d’entreprise, des commerçants, des cadres moyens, bref des «petits» en tout genre qui sont effrayés par la mondialisation, c’est-à-dire par les conséquences que celle-ci a sur eux et pour eux : concurrence économique des multinationales, immigration jugée menaçante, cosmopolitisme bourgeois américanisé vécu comme déstabilisant, voire déculturant, critique de la démocratie corrompue.

Le post-fascisme réclame l’État sécuritaire et l’homme fort, pour remettre de l’ordre, restaurer la nation, ré-embellir les paysages (sociaux, culturels : propres, sans immigrés ni pollutions), tout en critiquant l’État bureaucratique et social (pour les autres, pas pour eux). Il promet tout et son contraire suivant l’interlocuteur auquel il s’adresse, exactement comme le fascisme dans les années 20 ou 30.

Ce n’est pas tout. Son appel à plus d’État recouvre objectivement celui des forces placées ailleurs sur l’échiquier politique (communistes radicaux, chevénementistes, gauchistes, gaullistes historiques, souverainistes…), qui demandent le retour d’une nation, c’est-à-dire d’un État (ou réciproquement suivant les clivages), solidaire, fort, anti-américain ou anti-européen. Ce substrat socio-culturel favorise sur le fond le post-fascisme, même démonisé. Il dépasse ses propres forces politiques, ce qui est à terme le plus dangereux.

Retour au libéralisme en économie, petite-bourgeoisie déstabilisée, droitisation de la gauche, renouveau du nationalisme et des intégrismes, montée de l’extrême droite, démission de nombreux intellectuels, résignation d’une grande partie du peuple : presque tous les ingrédients explosifs des années 1930 sont là de nos jours, mais sans le bolchevisme et avec, par contre, des éléments d’avant 1917. C’est un mélange des deux. Le début du nouveau millénaire a un goût amer de 2030. Comme après la première guerre mondiale, comme après la crise de 1929, le capitalisme est à la recherche, sous peine de disparaître, de ses propres formes de régulation, quitte à recycler des idéologies qui lui sont apparemment opposées.

L’Europe reste le laboratoire de bien des processus actuels car c’est là que la classe ouvrière est encore, malgré tout, la moins mal organisée et la plus «politisée». Si l’on ne doit pas être dupe du battage médiatique fait autour de Jorg Haider, alors que les médias sont restés bien silencieux quand des ministres post-fascistes arrivèrent au gouvernement Berlusconi, les événements d’Europe occidentale sont indiscutablement inquiétants. Il est possible que, face au mouvement encore confus des anti-OMC, anti-Seattle et anti-Davos, les grands dirigeants internationaux jouent la carte du post-fascisme (racisme softisé, xénophobie variable, caractère de masse édulcoré, régional-localisme ronflant, BCBG), en laissant aux politiciens avariés les cries d’orfraie de la démocratie bafouée.

Il n’est pas sûr que ceux qui en appellent à un meilleur contrôle de l’État sur l’économie, à la taxe Tobin, aux écotaxes, ou au mangeons-bien-de-chez-nous-en-regardant-des-films-exception-culturelle, ne se fassent pas alors, bien malgré eux, les adjuvants de ce processus. Un quelconque néo-bolchévisme ayant peu de chances d’émerger, c’est la vieille issue culturalo-nationaliste potentiellement fasciste qui demeure.
Echapper à cette tournure semble bien difficile car le mouvement révolutionnaire, empêtré dans son sectarisme et ses schémas dépassés, a peu de choses à offrir aux populations désemparées. Le nier serait revenir à l’époque où il ne fallait surtout pas critiquer la «patrie du socialisme» ni la «ligne du parti». La tragique désillusion engendrée par le bolchevisme, avec ses espoirs déçus pour longtemps encore, la déconvenue suscitée par la politicaillerie écolo ainsi que la légitime méfiance envers tout discours pré-cuits et le sectarisme militant sont vivaces. Avec une remise en cause sincère sortie de la langue de bois, le présent est à construire, sans attendre un autre futur.

Philippe Pelletier. — groupe Makhno de Saint-Etienne