Les fusillés de la grande guerre et
la mémoire collective (1914-1999)
D’emblée Nicolas Offenstadt, qui s’appuie
sur une documentation impressionnante et a pu avoir accès aux archives
des conseils de guerre, tout en dressant le constat que « l’ombre
des fusillés est de plus en plus présente à l’esprit
des contemporains de cette fin de siècle », circonscrit sa
méthode de recherche : « La discipline historique n’a pour
vocation ni d’instruire des procès ni d’être la science organique
des pouvoirs ».
Il rappelle tout d’abord que, contrairement
à une opinion fort répandue qui focalise sur les mutineries
de 17, il y a eu plus de fusillés entre septembre 1914 et juin 1915
que pour l’ensemble de la durée ultérieure du conflit
600 en tout. La justice a en effet été d’autant plus
sévère en 1914 que « les premiers mois de la guerre
ont été très difficiles pour les soldats et que le
contrôle du pouvoir civil est lointain ». Ce qui ressort de
ses constatations, c’est la volonté des officiers de « faire
un exemple » en opérant une sélection arbitraire, comme
dans l’affaire des « Six de Vingré » dans l’Aisne, fusillés
en novembre 1914 et dont le monument inauguré en leur honneur le
5 avril 1925, après avoir été réhabilités
en 1921, figure en couverture du livre.
On en profite aussi pour éliminer les
fortes têtes comme Charles Vally, mutin fusillé en juin 1917
qui « jouissait sur ses camarades d’un ascendant qu’il employait
mal, tenant quelquefois des propos anarchistes », tout en concluant
de façon hypocrite : « Mais aux tranchées et au feu,
il faisait assez bien son devoir ». Toutefois, ce qui est étonnant
en définitive, c’est qu’il y a eu « très peu de résistances,
de révoltes ou de refus » et par contre « le consentement
en fait de millions d’hommes ».
L’auteur met aussi l’accent sur le rôle
de la Ligue des Droits de l’Homme qui se retrouve, pendant le conflit comme
dans les années qui ont suivi, en première ligne, rôle
qu’on retrouve à la lecture des « Cahiers des Droits de l’Homme
» abondamment cités. Ainsi, c’est en ces termes que Blanche
Maupas, veuve du caporal Maupas fusillé en mars 1915, s’adresse
à la Ligue le 30 avril 1915 : « Je viens demander à
votre belle et puissante association son appui dans cette œuvre de réhabilitation.
» C’est dès 1916 que la Ligue va demander que les erreurs
judiciaires commises par la justice militaire soient redressées
et, dès 1918, trente jugements de conseils de guerre seront cassés
par la Cour de cassation. Saluons au passage l’une des grandes figures
de l’époque, Henri Guernut, président de la section de Maubeuge.
Mais malgré tout, dans l’opinion publique, le sujet reste tabou
et l’auteur n’omet pas de rappeler que le débat n’est pas spécifiquement
français, s’appuyant essentiellement sur les exemples allemand,
italien et anglais.
La sortie du film de Stanley Kubrick, Les
sentiers de la gloire, en 1957, crée un véritable choc et
il faudra attendre 1975 d’ailleurs pour que le film soit enfin projeté
en France. Et c’est quatre-vingt ans après la cessation des hostilités,
en recevant le 5 novembre 1998 le premier ministre, Lionel Jospin
dont le père, Robert, avait été un ardent pacifiste
que le maire de Craonne, « lieu sacré » symbole
de l’hécatombe humaine au Chemin des Dames en 1917 qualifiée
de « premier grand crime contre l’humanité », osera
évoquer sans fards « la responsabilité de l’Etat dans
cette boucherie ». La boucle est bouclée.
J-J Gandini
Nicolas Offenstadt, Les fusillés de
la grande guerre et la mémoire collective. Ed. Odile Jacob 1999.
280 p. 140 F.