Histoire et hérésie
Rarement l’occasion m’est donnée de
parler, ou plutôt d’écrire sur un genre littéraire
qui est celui du roman historique. Encore faut-il savoir ce qu’on entend
par roman historique ! Ce genre a souvent été utilisé
par certains pour nous parler des problèmes existentiels de Colbert
ou de la Marquise de Montespan, et encore j’en passe et des meilleures…
Le roman historique peut-il se réduire à cela, à l’analyse
des frasques d’un tel ou d’un tel en vue d’en faire un bon produit marketing
? Certainement pas. La fiction historique a été utilisée
par les plus grands de la littérature de ce siècle, citons
entre autres Thomas Mann avec Joseph et ses frères publié
en 1933 en Allemagne, au début de l’ère nazie, et ce dans
le seul but de nous permettre d’analyser une situation contemporaine en
fonction du passé, passé devenu accessible car évitant
les écueils du langage d’historiens trop éloignés
de la langue du commun des mortels. Il n’en demeure pas moins, même
si cela peut paraître contradictoire, que tout roman historique n’est
pas une fin en soi, bien au contraire. Il amène le lecteur à
chercher et donc à s’interroger sur ce qu’il ne connaît pas.
Le roman historique a donc une vertu pédagogique, me direz-vous
! Non, il est une volonté d’émancipation de nos a priori.
Pour y arriver, l’écrivain s’appuie
sur une période historique et sur des personnages dont nous finissons
par partager les idées et les sentiments. Ce subtil dosage est parfaitement
réussi dans le dernier roman de Miguel Delibes, L’hérétique.
Le titre du roman donne déjà une indication, il va être
question de religion. Nous sommes au début du XVIe siècle
dans une Europe agitée par les soubresauts de la Réforme
de Martin Luther, une Europe où règne une atmosphère
de fin du monde, une Europe où, grâce à l’imprimerie,
le livre fait son apparition et notamment la Bible. L’action se déroule
en Espagne, à Valladolid, sous le règne de Charles Quint.
Deux personnages me viennent à l’esprit dès que l’on évoque
l’Espagne de cette époque : Torquemada tout d’abord, grand inquisiteur,
auteur d’une campagne antijudaïque qui va mener à la mort et
à l’expulsion plusieurs milliers de juifs, à l’origine du
racisme envers les juifs ; le deuxième n’est autre que Igniacio
de Loyola, fondateur de l’ordre des jésuites, outil de l’Église
catholique pour combattre la Réforme. Or ce n’est pas exactement
de cela dont il est question dans ce roman, même si l’inquisition
et les jésuites y jouent leur rôle ; il y est plutôt
question d’un homme. Cipriano Salcedo, commerçant prospère,
insatisfait de sa vie, en quête de son identité, à
la recherche de sa liberté dans un monde où la liberté
s’exprime au travers de la religion. Cet homme, humaniste à ses
heures, va transgresser l’ordre social déjà en introduisant
la Bible jusque-là contrôlée par l’Église, puis
en devenant protestant.
Écoutons plutôt ce qu’il ressent
lorsqu’il sort d’une assemblée clandestine : « Dans un esprit
confus, il cherchait le mot adéquat pour la définir et quand
il le trouva, il sourit ouvertement et se frotta les mains sous la cape
: fraternité, c’était le mot juste et ce qu’il avait cru
trouver chez ses coreligionnaires. […] Il avait conscience de se trouver
au début de quelque chose, d’être entré dans une confrérie
où personne ne te demandait qui tu étais avant de te porter
secours. Du domestique à l’aristocrate, tous ici semblaient jouir
de la même considération. Une confrérie sans classes,
se dit-il. » Le grand mérite de ce roman, c’est de nous montrer
avec des personnages vrais, en quoi devenir protestant constituait un danger
pour l’ordre établi, un premier pas sur le chemin de la liberté.
Ce chemin fut long et, deux siècles
plus tard, au XVIIIe siècle, dans ce siècle que l’on appelle
le siècle des Lumières, Lion Feuchtwanger dans Le Juif Süss,
nous le présente plutôt en proie à l’obscurantisme.
L’action se déroule en Allemagne, ou plutôt dans les Allemagnes,
une myriade d’États, un patchwork que l’on appelle le Saint empire
romain germanique. À la tête de chacun de ces États,
un potentat local qui décide de la religion de ses sujets. Il se
trouve que le Wurtenberg, un des États du sud de l’Empire est, d’obédience
protestante et que c’est là que l’histoire débute. Le protestantisme,
acculé, sur la défensive à ses origines, est devenu
religion d’État. Cela veut-il dire qu’il ait été plus
tolérant que le catholicisme ? Voilà ce que dit Martin Luther
à propos des juifs : « Il faudrait, pour faire disparaître
cette doctrine de blasphème, mettre le feu à toutes leurs
synagogues, et s’il en restait quelque chose après l’incendie, le
recouvrir de sable et de boue afin qu’on ne puisse plus voir la moindre
tuile et la moindre pierre de leurs temples… Qu’on interdise aux juifs
chez nous et sur notre sol, sous peine de mort, de louer Dieu, de prier,
d’enseigner, de chanter. » Dans ce roman, grâce au juif Joseph
Süss Oppenheimer, Lion Feuchtwanger va s’appliquer à utiliser
les images d’Epinal, les clichés que chacune des religions a martelés,
et qui au cours du XIXe siècle vont mener vers l’antisémitisme.
Cet antisémitisme verra son apogée au XXe siècle avec
l’avènement du nazisme, période pendant laquelle ce roman
a été écrit, ce qui valut à son auteur d’être
expulsé, et à l’Allemagne nazie d’en faire un film de propagande,
un film de propagande toujours interdit mais qui a occulté le roman
et l’œuvre de l’écrivain. Grâce à Serge Niémetz,
nous retrouvons ce roman dans sa version intégrale, et nous ne pouvons
que l’en féliciter car la traduction est plus que réussie.
La religion n’a jamais été
porteuse de liberté ni d’humanisme, elle n’a jamais été
qu’un des moyens pour nous assujettir, nous asservir.
Boris Beyssi
Miguel Delibes, L’Hérétique.
Verdier.
Lion Feuchtwanger, Le juif Süss.
Belfond.