Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement

A l’heure où le ministre en charge de l’Éducation nationale réintroduit au lycée des cours de « morale civique » au seul motif que le « pacte républicain » se délite et que trop de jeunes aujourd’hui méconnaissent ou ignorent les principes fondamentaux sur lesquels reposent la communauté toute entière, il n’est pas inutile de dresser un constat de l’état du système éducatif et de le mettre en perspective à partir des réformes orchestrées par ce même ministre pour soi-disant améliorer, rénover, moderniser l’école de la République. Ici, un seul mot d’ordre prévaut : déconcentrer.

La déconcentration, en effet, se veut être une décentralisation de la politique de gestion du système éducatif. Elle consiste en un transfert des compétences et des pouvoirs qui, jusqu’à présent, dépendaient du seul ministère vers les rectorats d’académie (région), lesquels répercutent sur les inspections d’académie (département), et les établissements scolaires (ville). Médiatiquement justifiée par le ministre comme « un dégraissage du mammouth », et à seule fin de rendre plus accessible la privatisation du secteur public.
 

Une privatisation rampante et une marchandisation des savoirs

Décentraliser les modes de financement représente évidemment une priorité. La déconcentration budgétaire est la mesure la plus inquiétante. Elle tendra inévitablement à terme (réduction des dépenses publiques oblige) à contraindre et donc à inciter les régions à chercher des partenaires financiers dans le secteur privé. Seuls de grands groupes (Banques, assurances, Aerospatiale, Rhône-Poulenc, Vivendi, Matra, Bouygues, etc.) seront en mesure de doter les régions d’enveloppes suffisamment conséquentes pour se substituer au désengagement de l’État. Déconcentrer revient ici sinon à privatiser, du moins à rendre possible le jeu de la concurrence et du marché dans le système éducatif (primaire et secondaire), comme cela est déjà le cas dans l’enseignement supérieur. De récentes affaires ont montré combien les entreprises étaient à l’affût de la moindre faille pour s’introduire dans le milieu éducatif, quand ce n’est pas celui-ci qui se révélait perméable au marketing des multinationales : valises pédagogiques offertes par Kellogg’s, ensemble d’initiation à l’euro distribué par Leclerc, etc. Les grandes marques ont su saisir au vol une telle opportunité d’être à la fois les interlocuteurs et les partenaires privilégiés de l’Éducation nationale certes, mais aussi évidemment de toucher un jeune public qui sera à terme un consommateur à part entière.

La « nouvelle économie », comme se plaisent à la nommer aujourd’hui les analystes financiers, n’est pas en reste pour s’introduire dans le système éducatif via les logiciels pédagogiques utilisés en classe, ou bien encore via des sites Internet exclusivement dédiés à l’enseignement. Moyennant un abonnement prohibitif, il est ainsi possible d’accéder à de véritables cours particuliers « en ligne », comprenant leçons, exercices, devoirs, corrigés. Outre le fait que ces prestations ne sont accessibles qu’aux foyers ayant les moyens de se les payer ­ accroissant encore un peu plus les inégalités ­, il est manifeste que le développement particulièrement fulgurant de ces « start-up » qui font de l’éducatif leur domaine réservé, s’apparente à une anticipation du système privé et concurrentiel pour mieux se substituer, à terme, au service public.

Compte tenu de l’état préoccupant du système scolaire, des récentes mesures prises par le gouvernement pour soutenir le développement des entreprises vouées exclusivement au multimédia et au réseau mondial, des déclarations intempestives de C. Allègre dont l’objectif affiché est de développer l’enseignement par ordinateur au point de rendre la présence d’enseignants facultative, l’avenir de l’école en général est sombre quant à ses possibilités de demeurer un service public gratuit, offrant à tous des conditions de travail de qualité.
 

Un contrôle accru et une précarité toujours plus affirmée

Le transfert des compétences de Paris vers les régions est aussi très significatif pour peu qu’on le rapproche de mesures comme celle visant à favoriser l’apprentissage des langues régionales, ou bien encore du nouveau contrat État/région qui prévoit (dans le texte !) la priorité à l’emploi pour les personnes issues de la région elle-même, une forme de droit du sol régional au relent éminemment fascisant. Ceux qui voient là une victoire dans la reconnaissance de qui le breton, qui l’occitan, qui le basque, etc. oublient, au passage, que la motivation première de telles mesures est de flatter le repli identitaire latent dans l’ensemble du pays pour mieux faire passer le morcellement du service public et multiplier ainsi les différences d’une région à une autre, en accroître les spécificités comme pour mieux justifier (rétrospectivement) le bien fondé d’une telle mesure. Cela permet surtout, on l’aura compris, de rendre plus difficile des mouvements de contestation et de lutte, dont le caractère général n’aura plus lieu d’être compte tenu de la diversité des situations et des politiques des régions. La simple défense d’« un service public d’enseignement », par exemple, sera rendue caduque par l’existence non plus d’une mais de plusieurs politiques d’éducation.

Le mouvement du personnel titulaire, le recrutement, le financement, l’évaluation des enseignants sont directement ou plus sournoisement visés par cette mesure. Elle donne les pleins pouvoirs aux régions pour gérer selon leurs besoins les effectifs, les affectations, et les ressources financières pour construire, rénover, agrandir les établissements scolaires. L’apparition depuis 2 ans d’un statut hybride dans le corps enseignant, le « titulaire sur zone de remplacement » (professeur titulaire sans affectation sur un établissement ­ sinon simplement administrative ­ mais sur une vaste zone géographique) était en quelque sorte le premier volet de la déconcentration, en ce qu’il introduisait officiellement une flexibilité et une mobilité au niveau du personnel éducatif. La déconcentration doit se lire aussi à partir des projets de lois visant à accroître le rôle et les pouvoirs du chef d’établissement, ainsi qu’à modifier les processus d’évaluation des enseignants. En effet, à l’heure où le discours dominant tend à vouloir éliminer le statut des professeurs à des professions libérales ou au secteur privé (c’est-à-dire là où le salaire est conditionnel de l’obligation de résultat), le risque est de voir apparaître très vite des pratiques de titularisation en fonction des résultats d’une classe par rapport à celle de l’année précédente, ou de quotas fixés d’une année sur l’autre. Ici, tous les scenarii sont possibles !

Le personnel éducatif n’est pas le seul à subir les effets de la politique actuelle. La précarité des personnels et agents techniques est là encore parlante, même si elle ne bénéficie pas d’une médiatisation aussi large que celle des enseignants. L’Éducation nationale emploie un nombre vertigineux de C. E. S, dont les conditions de travail, d’embauche et de rémunération révèlent le mépris dont ils font l’objet. Occupant des postes nécessaires pour le bon fonctionnement des établissements, autrement dit de véritables emplois statutaires, ils servent seulement à panser les plaies de plus en plus béantes de ce que les chrétiens de gauche et les jacobins progressistes nomment ­ non sans fierté et soumission ­ « l’École de la République ».

La volonté de l’État de maintenir et de développer une précarité et une flexibilité à tous les niveaux de compétence fut stigmatisée (cela fera bientôt 3 ans) par le recrutement des emploi-jeunes. En décembre dernier, ils étaient près de 80 000 disséminés à tous les niveaux du système éducatif, du primaire au supérieur. Si certains sont employés sur des postes laissés vacants par le non renouvellement du personnel, force est de constater que leur statut particulièrement flou autorise tous les abus (la formation à laquelle ils ont droit se fait toujours attendre, par exemple) et toutes les dérives. La plus dangereuse et forcément la plus pernicieuse étant qu’au terme des 5 années de travail dans un établissement, leur présence qui au départ était embarrassante (« Que vont-ils faire ? » était la question qu’on entendait dans toutes les bouches) est rendue comme nécessaire. Les syndicats l’ont bien compris, eux qui se battent à présent pour maintenir non pas le personnel mais le poste ! Ainsi sont-ils sur le point d’obtenir de l’État l’assurance d’une pérennisation de la fonction aux dépens du personnel qui, lui, changera tous les cinq ans. L’exemple est remarquable en ce qu’il exhibe toute la nocivité de la politique d’aménagement à laquelle s’emploient les syndicats de l’enseignement qui, abandonnant la lutte contre les emplois-jeunes (l’ont-ils seulement commencée ?) préfèrent être les acteurs et les partenaires de leur nécessaire continuité.
 

La régression sécuritaire, comme seule réponse

Ségolène Royal et Claude Allègre viennent ces jours-ci de prendre des mesures pour lutter contre la violence a l’école. Il est plus que significatif que cette problématique reçoive comme principale réponse de l’État l’ouverture des établissements scolaires aux forces de l’ordre public.

Cette réponse induit en effet que l’État a définitivement fait le deuil d’une idée décisive (dont il n’est pas à l’origine, puisqu’elle est le présupposé fondateur de tout projet éducatif) : celle qui voulait que la communauté scolaire soit capable en elle-même et par elle-même de répondre et de régler les problèmes inhérents à une vie en communauté, et ce précisément parce que cette communauté était scolaire. Autrement dit, l’idée qu’à partir de ce qui était son essence : l’apprentissage du savoir et de la culture, pouvaient réellement se construire et s’établir les principes d’un « en commun ». Cela n’est rendu possible que pour autant que l’école soit vécue par les élèves et élaborée par les enseignants comme un lieu où précisément l’individu se réalise non pas à partir d’une dimension publique mais privée, c’est-à-dire que son rapport au savoir et à la culture ne soit pas préalablement identifié et formaté à partir des besoins des exigences ou des injonctions immanquablement idéologiques de la société, mais soit au contraire le fruit de son désir d’apprendre et de connaître (1).

C’est donc au moment où l’école en général ne parvient plus à contenir ­ ce n’était déjà pas son rôle ­ les effets dévastateurs d’une politique sociale proprement suicidaire, au moment où se révèle l’impasse dans laquelle on conduit des réformes éducatives ineptes, que la réponse gouvernementale prend les formes strictement autoritaires et répressives de l’État policier.

Cette intrusion de la police nationale dans l’école en dit long sur la teneur des priorités du gouvernement. Il ne s’agit pas pour lui de s’interroger sur les conditions qui rendent possible des actes de violence, y compris au sein de l’école. Il s’agit encore moins évidemment d’y déceler l’ultime forme d’expression de générations pour crier leur dégoût et leur haine à l’égard d’une société qui les opprime, d’une société privée de toute perspective enthousiasmante et audacieuse y compris dans son projet culturel et éducatif en un mot communautaire, sinon celle de se vendre et de faire du profit. Non, rien de cela dans l’action gouvernementale de Jospin sinon de rassurer l’électeur en lui balançant de l’ordre, et de mater le sauvageon en lui lâchant ses chiens.

Cette mesure intervenant au moment où le gouvernement continue de diminuer le nombre de postes aux concours de recrutement en dépit de besoins toujours plus urgents où la privatisation du secteur public suit son cours dans le domaine des transports, de la communication, de la santé, l’heure n’est plus à l’aveuglement ni à la myopie rassurante, aux indolentes illusions, ni même au confort mensualisé.

Devant cette accélération fulgurante de l’école marchande, l’atonie des syndicats traditionnels de l’enseignement est significative du degré de compromission et de complicité dont ils sont éminemment coupables. À trop vouloir jouer le jeu du dialogue ­ seule forme possible à leurs yeux pour lutter intelligemment ­ ils ne sont plus que les greffiers de luxe du libéral fascisme à visage humain de la majorité plurielle.

Pourtant, qu’on ne s’y trompe pas, la condition préalable à toute résistance significative ­ c’est-à-dire susceptible de porter en elle une alternative ­ se formule en un mot, un seul : rupture.

Rodolphe Delcros (Périgueux)

(1) On lira sur le rapport « Sphère publique-sphère privée » et sur son articulation avec la question de l’autorité, l’analyse brillante et troublante par son actualité d’Hannah Arendt, « La crise de l’éducation » in La crise de la culture (Gallimard, folio essais).