Pourquoi l’école est-elle si dure ?

Cette question vaut pour les enseignants comme pour les élèves car ni les uns, ni les autres ne maîtrisent les règles de fonctionnement et les objectifs de l’école. Sa dureté se trouve principalement dans le modèle frontal expositif qui en est le centre depuis la création de l’école de la IIIème République. Un modèle frontal au niveau des savoirs puisque l’enseignant est chargé de transmettre des connaissances que les élèves n’ont pas. C’est à partir de là que s’est institué le rang d’élèves qui « suivent » un cours fait par un professeur sur une estrade dans lequel les élèves ne maîtrisent ni les objectifs, ni le sens, ni le fonctionnement de ce moment. Si jamais ils pouvaient avoir prétention à dire ce qu’ils veulent, on leur expliquerait que la science est trop compliquée pour qu’ils en discutent et que la pédagogie est l’affaire du professeur. Dans ce modèle frontal, les élèves sont évalués sur des contrôles fréquents pour les situer par rapport à une norme de la classe et une norme du savoir. Le modèle frontal se retrouve aussi dans la discipline.

La philosophie de base est de penser l’élève comme étant opposé à la connaissance et à la situation d’enseignement. C’est d’ailleurs parce qu’il y est naturellement opposé mais qu’il l’accepte tout de même que la situation est intéressante en termes de socialisation car c’est bien ce qu’on demande aux gens de faire toute leur vie, sauf s’ils dirigent. Ainsi, l’enseignant doit organiser le contrôle constant des élèves qui ne peuvent accepter de travailler que s’ils sont contraints. D’où les tables dénudées qui permettent de voir ce que fait l’élève, les fenêtres dans les salles et tout le dispositif qui est fait pour assurer le contrôle comme l’a montré déjà Foucault en faisant l’analogie entre la prison, l’asile et l’école. Lui comme des sociologues américains comme Goffman parlent d’institutions totalitaires pour les décrire. Une institution est totalitaire à partir du moment où le temps et l’espace des personnes est décidé par d’autres et qu’elle produit son propre système de pénalité. L’emploi du temps est ainsi ce qui fixe les personnes dans des obligations de temps et de lieu. Ce modèle frontal s’il a été amendé par les pédagogies nouvelles et de nombreux penseurs de l’éducation, dont nombres d’anarchistes, reste la clef de voûte du système. L’école fonctionne comme une troupe dans laquelle l’individu est fondu et qui est totalitaire.

Les élèves ont bien compris que la critique était vaine. De toute façon, dans ce modèle, un énorme soupçon pèse sur ce qu’ils peuvent penser puisque l’élève est opposé à l’effort que demande l’école. Sa parole est disqualifiée. Pourtant, notre société développe énormément un discours du droit unilatéral à la critique et de la concertation comme moyen légitime d’assurer un ordre juste. Mais les univers comme l’école ou l’entreprise sont pris à défaut par ce discours. Habitées par un droit à la critique, les personnes font l’apprentissage de l’obéissance et apprennent à se taire puisque la critique est vaine dans ces univers. Dejours, un psychologue du travail, a bien montré que la principale souffrance au travail réside dans le fait de ne pouvoir la dire car le système est fondé sur le fait de taire cette souffrance pour s’en accommoder et en arriver à la nier. C’est exactement ce qui se passe au collège et au lycée où on n’arrête pas de demander aux élèves de se comporter contrairement à ce qu’offrent les situations dans lesquelles ils sont. « Soyez autonomes, critiques » est le slogan de l’institution mais sa pratique réelle s’y oppose.
 

Résister à l’obéissance programmée

Il ne reste plus alors aux personnes, les élèves en particulier, qu’à résister à la situation scolaire. La résistance est une dimension fondamentale de nos vies. Alors qu’on présente souvent, y compris en sociologie, le monde social comme donnant le choix entre accepter et s’intégrer dans une situation et lutter et critiquer dans une situation, on s’aperçoit que les personnes peuvent rarement faire l’un ou l’autre. Peu de situations nous amènent à nous engager pleinement (si ce n’est le militantisme ou l’amour !) mais peu de situations nous permettent la critique. Alors il reste à rester dans la situation, par exemple le cours au collège, sans s’engager, ni critiquer mais en essayant de porter une critique non publique et non assumée qui est le propre de la résistance.

Il reste aux élèves à résister à l’emprise de la situation et à faire échouer, sans l’assumer publiquement, l’action entreprise par le maître. La résistance est donc ce mode qui vise à faire échouer une situation tout en faisant peser la charge de la preuve sur ceux qui dominent la situation.

Quand des élèves mettent vingt minutes à faire un exercice prévu sur dix minutes comment le maître peut-il savoir si cela relève d’une résistance malveillante des élèves ou d’une réelle difficulté non anticipée ? Quand des élèves bavardent tout en assurant qu’ils parlent du cours, comment attester une intention malveillante ? Quand un élève est distrait, s’ennuie, rêve, regarde par la fenêtre, écrit son courrier… le professeur peut-il parler de résistance ? Quand une élève demande à la professeure de refaire le précédent cours où elle n’était pas, comment assimiler cela à de la malveillance ?

Cette résistance permet de nuancer le poids de la domination. Il n’y a jamais de situation où les dominants n’ont qu’à énoncer les principes de leur domination pour dominer. Ils doivent toujours faire un difficile travail pour justifier et mettre en place leur domination. Et s’ils doivent le faire, c’est parce que nulle part les gens consentent à se laisser dominer sans résister. Il n’y a que certains sociologues pour décrire la domination comme étant tellement forte que les dominés souscriraient aux principes de leur domination. L’école est un bon exemple de ce fait : si le travail de domination était si facile, le boulot des enseignants serait moins épuisant et les élèves ne souffriraient pas de l’école. Au final, il est plutôt bon de constater cette résistance à l’emprise des situations. Il faut affirmer qu’il n’est pas possible de s’engager dans une situation de cours pendant six ou sept heures par jours comme on le demande aux élèves. C’est d’autant moins le cas si les dits élèves sentent bien qu’ils font partie de ceux qui sont promis à goûter les plus grandes nouveautés de notre société, emplois précaires, humiliations au travail, chômage, RMI, vexations dans les services sociaux, expulsions de son logement, racisme au quotidien….
 

La violence, c’est d’abord l’institution

Pour contrer cette résistance, l’institution peut user de plusieurs moyens. Le plus sympa et le plus ancien est de développer une pédagogie qui fasse que l’élève dépasse sa résistance pour s’engager dans la situation. Vieille lune de professeurs qui fait culpabiliser tous les enseignants quand on sait que les professeurs ne maîtrisent pas ou si peu ni les programmes, ni les méthodes, ni le dispositif de la classe. Soit l’institution peut tenter de durcir la situation et de ne pas accepter cette résistance. C’est alors que commence une extension de la notion de résistance à la notion de violence. C’est d’autant plus le cas dans les établissements qui accueillent des publics défavorisés toujours suspects d’être très éloignés de l’école.

Tout devient violence et c’est alors qu’on nous sort le topo sur l’incivilité. Suivant en cela la théorie de la vitre cassée qui estime que pour éviter les grands actes délictueux, il faut être dur avec les petits actes délictueux, l’institution scolaire assimile aujourd’hui le vol de trousse à un acte qui demande un signalement au procureur. La confusion entre la résistance et la violence sert évidemment un discours sécuritaire qui est l’équivalent pour l’école de ce que Wacquant appelle le passage de l’État social à l’État pénal. Une certaine criminalisation est à l’œuvre aujourd’hui pour disqualifier des catégories entières de la population qui seraient indignes de fréquenter l’école. L’absentéisme peut faire l’objet d’un signalement, les injures (fréquentes entre automobilistes mais interdites aux élèves) de même. Sans nier les situations de violence ingérables dans certains établissements scolaires où se retrouvent tout spécialement des catégories sociales marginalisées et ghettoïsées qui sont en nombre de plus en plus nombreux, on ne peut user de terme de violence pour qualifier toute forme de résistance à l’école. Cette extension ne sert que ceux qui veulent stigmatiser les plus pauvres pour légitimer leur situation et se dédouaner de l’extension généralisée de la régression sociale aujourd’hui.

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