Chine : du totalitarisme au cannibalisme
Mai 1986 : romancier connu et journaliste
d’investigation réputé, Zheng Yi retourne au Guanxi
cette province méridionale chinoise qui jouxte le Vietnam
pour enquêter sur les rumeurs de cannibalisme commis pendant la Révolution
culturelle, et dont il avait eu écho lorsque, jeune garde rouge,
il y avait séjourné en 1968 alors que la lutte entre les
factions (1) pour le pouvoir atteignait au cours de l’été
son paroxysme. Grâce à deux lettres d’introduction remises
par l’association des Écrivains chinois et le « Journal du
droit chinois » (2), il va avoir accès à Nanning, la
capitale, aux archives locales du Parti communiste, notamment les matériaux
rassemblés à l’occasion de la campagne idéologique
de 1983 lancée pour « le règlement des problèmes
laissés par la Révolution culturelle », euphémisme
pour qualifier les véritables massacres de masse qui se sont alors
produits. Ce qu’il y découvre est tellement sidérant que,
pour recouper ces documents, il va s’employer à rencontrer des témoins
du drame, des enfants des victimes, voire certains des protagonistes eux-mêmes
au moins ceux qui acceptent de parler et à se rendre
sur place pour tenter d’en retrouver les traces.

Au début, les premières victimes
de la « violence des masses » sont tuées à coups
de fourcheau de pelle, étranglées, noyées, la tête
tranchée et accrochée à un arbre, ou encore jetées
vivantes, attachées, dans des fosses, et achevées à
coups de pierres ; on va même jusqu’à faire éclater
des pétards dans le vagin des suppliciées. Mais bientôt
elles vont être mangées. Oui, mangées ! « Dès
qu’il y avait une “parade de lutte”, les vieilles femmes s’y précipitaient,
leur panier à provision sous le bras, et attendaient la suite. La
victime avait à peine rendu son dernier souffle que les gens se
ruaient déjà ; les premiers arrivés découpaient
les bons morceaux, les retardataires se partageaient les os. » Parfois
les victimes étaient éventrées et dépecées
encore vivantes : « Alors que le supplicié vivait encore,
on découpait morceau par morceau sa chair que l’on faisait frire
dans l’huile et consommait devant lui. » Ce qui est consommé
en priorité, ce sont les viscères qui sont censées
guérir divers maux selon les croyances locales : cervelle, cœur
intestin, utérus et surtout le foie, réputé donner
du courage et être en outre un puissant tonique… à condition
de le déguster dans les conditions requises : « Quelqu’un
marchait, en tenant à la main un foie humain et rencontra une vieille
connaissance qui lui demanda : “il la victime était
d’accord pour que tu manges son foie ?” Interloqué, l’homme répondit
: “Comment aurait-il pu être d’accord ?” Son ami alors rétorqua
: “Si le possesseur du foie n’était pas consentant ce foie perd
tout ses pouvoirs !” Notre homme repartit donc à la recherche d’une
autre victime. Après lui avoir arraché sous la torture, l’autorisation
de donner son foie, il préleva l’organe sur la victime encore vivante.
Il alla ensuite montrer le foie à la mère de sa victime en
disant “Regardez, c’est le foie de votre fils !” La mère sous le
choc tomba évanouie. » La consommation de cervelle était
aussi prisée par les vieillards qui en escomptaient un regain de
jeunesse. Chacun plantait dans le crâne un tube en acier de grosseur
appropriée, dont une extrémité affûtée
sur une meule émeri était acérée comme un poignard,
puis s’agenouillait sur le sol pour aspirer la cervelle, comme une bande
de vieux copains buvant à la paille ensemble une grande jarre de
yaourt ! »
Un tel déchaînement de violence,
qui dans le seul Guangxi causa la mort de dizaines de milliers de victimes,
n’était pas spontané, ne résultait pas d’une perte
de contrôle des « mauvais instincts » mais trouvait son
origine dans « Le typhon de force 12 de la lutte des classes »
suscité et encouragé par les autorités politico-militaires
locales dépendant du Parti communiste. En effet, au terme de l’«
Avis du 3 juillet » émis conjointement par le Comité
central du Parti communiste, le Conseil des affaires d’État, la
Commission militaire centrale et le Groupe chargé de la Révolution
culturelle issu du Comité central désormais acquis
à Mao Zedong , il convenait d’engager une répression
accrue contre les « ennemis de classe ». Il fallait donc laisser
libre cours à la « colère du peuple », ce qui
revenait à admettre que verser le sang était désormais
licite à l’encontre des « 4 catégories »
propriétaires fonciers, paysans riches, contre-révolutionnaires
et mauvais éléments et des « 23 sortes »
droitiers, espions, anciens membres actifs du Quomintang, anciens
détenus, etc. , c’est-à-dire aussi bien les bénéficiaires
de l’ordre ancien que les réfractaires au nouvel ordre social, soit
un champ d’action des plus larges ouvrant la porte à l’arbitraire
le plus total, aucune charge précise n’étant nécessaire
à l’encontre des victimes : leur « appartenance de classe
» suffit. Et l’origine de classe étant rédhibitoire
(3) et héréditaire, ce sont des familles entières
qui seront exterminées. Des « séances de lutte »
vont s’ensuivre aboutissant automatiquement à des condamnations
à mort, suivies d’une exécution immédiate débouchant
sur le dépeçage, sur place, des corps. Les auteurs de ces
violences, ce sont « Les gardes rouges, jeunes écoliers et
adultes pauvres, coolies, portefaix, travailleurs au plus bas de l’échelle
sociale insatisfaits de l’ordre existant [qui] exprimaient par cette trace
sanglante leur opposition à l’injustice sociale. »
Au terme de ses investigations, Zheng Yi distingue
trois étapes dans le processus « cannibalistique » :
• Une phase de « lancement »
avec des opérations furtives menées dans un climat d’épouvante
: exécutions opérées la nuit et découpage de
la chair humaine effectué au hasard.
• Une phase de « fête »
: le cannibalisme se répand sur une grande échelle et dans
l’enthousiasme. Les participants acquièrent une certaine expérience
dans le prélèvement du cœur et du foie grâce aux conseils
des anciens guérilleros (4). Au cours de repas communautaires, véritables
« banquets de chair humaine » qui se tiennent un peu partout
jusque dans les cantines des écoles et des hôpitaux ou dans
les réfectoires des organismes gouvernementaux (5), on fait cuire
dans une grande marmite, en morceaux de la même taille, chair humaine
et viande de porc ; on place ensuite le récipient assez haut pour
que le contenu soit invisible aux yeux des convives et les gens, en rangs,
viennent piquer un morceau dedans, chacun son tour. Cette idée «
ingénieuse » permet de concilier l’élimination cannibale
de quelqu’un, sans, pour autant que possible, manger de la chair humaine
soi-même. C’est la transgression de l’interdit sans véritable
passage à l’acte, du moins explicitement. Chacun triche avec lui-même
: « l’hystérie collective et la conscience individuelle peuvent
aller de pair, sans aucun inconvénient. »
• Une phase de « folie collective
» : le cannibalisme est promu au rang de « mouvement de masse
». Il s’agit de réaliser la « suppression des classes
» prônée par la théorie marxiste-léniniste,
et ce dans l’acception la plus rationnelle du terme.
Nous sommes bien ainsi en présence
d’une violence organisée dont sont directement responsables Mao
Zedong et le Parti communiste. Pour l’auteur, « le cannibalisme pendant
la Révolution culturelle au Guangxi correspond au despotisme sanguinaire
du Parti communiste ». Ce qui est en cause, ce n’est pas «
quelque défiance particulière innée chez le peuple
chinois ou enfouie au plus profond de l’âme humaine », c’est
la structure du pouvoir, la structure du totalitarisme.
C’est pourquoi il convient qu’une «
stèle commémorative de couleur rouge [soit] édifiée
au Guangxi… [et que] les enfants de tous les peuples du monde y gravent
profondément de leur écriture puérile : “Plus jamais
ça !” .»
J-J Gandini
Stelles Rouges. Zheng Yi. édition
Bleu de Chine. 1999. 288 p, 149 F.
Nota : Très actif pendant le mouvement
social d’avril-mai 1989, Zheng Yi a passé trois ans dans la clandestinité
après la répression suite au massacre de la place Tian’anmen
dans la nuit du 3 au 4 juin 1989 avant de pouvoir gagner Hong-Kong. Il
vit actuellement aux États-Unis. Les événements décrits
ici ont eu lieu au cours de l’été 68 alors qu’au même
moment en France les « maos » vantaient les mérites
de la « Grande Révolution culturelle prolétarienne
»…
(1) Tenants de Liu Shao Qi, le président
de la République, appuyé au départ sur l’appareil
d’État, contre les zélateurs de Mao Zedong, mis sur la touche
après l’échec du « Grand bond en avant » et la
famine qui en était résultée (cf. « La Grande
famine de Mao » de Jasper Becker - éd. Dagorno - qui parle
de 30 millions de morts au bas mot entre 1959 et 1982), qui fit appel à
la base du parti à partir de 1986 pour « renverser le quartier
général ».
(2) Organe dépendant officiellement
du ministère de la Justice.
(3) Certains « luttés »
et « dévorés » étaient pourtant des membres
du Parti communiste d’avant 1949 qui avaient lutté dans la clandestinité
mais étaient issus pour leur malheur de familles de grands propriétaires.
(4) Ce cannibalisme n’a pas en effet surgi
« ex nihilo » mais est le prolongement de celui pratiqué
par l’Armée rouge dans les années 30 dans la base soviétique
des monts Jinggang au Guangxi, mais qui a concerné également
les habitants de souche « han ».
(5) Ce qui confirme l’implication directe
des autorités locales du Parti communiste.