Les savates du Bon Dieu

Jean-Claude Brisseau

La cité solidaire de ses enfants

Pour parler des jeunes et des cités il y a la méthode Mehdi Charef Le Thé au harem d’Archimède, la méthode Kassovitz La Haine ou l’inimitable manière Brisseau. À la violence des situations que les jeunes affrontent où qu’ils créent, Jean-Claude Brisseau oppose encore des explications dans De bruit et de fureur : l’absence ou l’impuissance des pères, les mères et les profs femmes dépassées, qui sont à la fois violemment désirées et attaquées. Il crée un monde fantastique, parallèle, où l’enfant/le jeune paumés peuvent se ressourcer, un monde onirique où se mêlent des images de western au kitsch/baroque d’un imaginaire fait de bric et de broc.

Avec Les savates du Bon Dieu, le réalisateur renoue avec cette veine. Stanislas Merhar interprète le jeune Fred qui évolue entre son garage où il est apprenti et la cité où il habite avec sa femme et son enfant. Fou du volant, alors qu’il n’a pas le permis, il va perdre son boulot pour avoir fait juste 160 km au compteur, comme le relève, indigné, son patron, pour essayer une voiture ! Quand il rentre, femme et enfant sont partis. C’est là que le film commence : prêt à casser la cité, Fred sera comme suspendu dans son élan par une vieille grand-mère, qui lui reprend sa hache, qui le terrasse avec une seule et même formule incantatoire : « mon petit » et qui commence à lui expliquer…

Ensuite c’est sa cavale qui devient la matière du film, cavale, où le suit une jeune fille amie. S’ajoute un compère improbable, socialement totalement fantasque : un noir qui squatte la salle d’ordinateur la nuit, (via Internet il sauve par des opérations financières son père Roi africain de la faillite !), un diable noir efficace.
 

Une suite de tableaux réjouissants

Car Fred n’est pas asocial. Tout au contraire : il a tout le temps envie de modifier la donne sociale : il distribue de l’argent à pleines mains. Quitte à le prendre à la banque et l’envoyer par colis postal à la vieille grand-mère. Prendre aux riches pour donner aux pauvres. Ce n’est pas si simple. Il va payer… un jour. Mais cette générosité lui sera rendue aussi. La cité va voler à son secours. Les flics ne sont que des tigres en papier. En effet, pour « faire sa cuisine » (c’est ainsi qu’il parle de son travail de cinéaste), Brisseau ravive les questions gauchistes, les postulats utopistes, décourage les penseurs dogmatiques en se servant aussi dans le supermarché des idées reçues. Il se meut dans une liberté absolue au-dessus des contingences. Les savates du Bon Dieu sont donc une sorte de Sailor et Lula à la française, où l’étoffe des filles va en finir avec l’irresponsabilité de notre héros. On bascule en permanence d’un registre à l’autre : la réalité du travail et le rêve qui vous hante en le faisant ; l’amour pour une femme/fille et l’incapacité d’entendre ses exigences. Jean-Claude Brisseau sait comme personne d’autre raviver nos désirs contradictoires, proposer une utopie sociale généreuse, égratigner au passage le pouvoir du fric et la combine des grands. Fred évalue le montant de l’argent volé par un entrepreneur en faisant son calcul sur les murs en pierre d’un manoir.

On suit leur idylle champêtre, les menus larcins jusqu’à l’apogée, l’affrontement avec les flics au cœur de la cité. Quand il pleut de l’électro-ménager sur leurs voitures, alors qu’un providentiel carré de feu protège notre trio recherché, la cité parle enfin, solidaire de ses enfants. Les savates du Bon Dieu mélange tout cela dans un cocktail offensif où le côté justicier dans le Far Ouest des cités est magnifié, la cavale et la balade de la dépendance érotique confondues et le secret de fabrication jamais divulgué. Il n’appartient qu’à lui, à Jean-Claude Brisseau.

Heike Hurst (Fondu au Noir-Radio libertaire)