La vieillesse aujourd’hui,
Quelle place dans la société
?
Alors que l’espérance de vie s’accroît
depuis maintenant deux siècles, tout juste commence-t-on à
penser que la vieillesse et le vieillissement posent des questions spécifiques.
C’est surtout depuis 1950 que l’accroissement de l’espérance de
vie est le plus visible. En 1900, elle était pour les femmes de
50 ans, en 1981 elle était de 79 ans, en 2000 elle est de 83 ans
; pour les hommes, en 1900 elle était de 46 ans, en 1981 de 71 ans
et en 2000 elle est de 75 ans. Aujourd’hui, 12 millions de personnes ont
plus de 60 ans (5 millions en 1900) dont 4 millions de plus de 75 ans,
pour un âge moyen de la population entre 37 et 38 ans. Bien sûr
ces chiffres ne sont que des moyennes et les statistiques montrent que
l’espérance de vie est la plus élevée pour les cadres,
professions libérales et agents de la fonction publique alors qu’elle
est moindre pour les ouvriers non qualifiés et les personnes exposées
au chômage.
Des modes de vie en mutation
Parallèlement à ces évolutions
assez rapides on observe une modification, d’une part des structures familiales
et d’autre part des modalités de travail. Côté famille,
le regroupement des générations sous un même toit a
quasiment disparu, les couples se séparent plus facilement, la vie
sentimentale a revêtu d’autres formes, etc. Côté travail,
les déplacements et déménagements sont beaucoup plus
fréquents et la notion de carrière professionnelle a laissé
place à la peur du chômage, même si le travail est encore
présenté comme une valeur centrale de l’existence.
La période où les aînés
mouraient donc « tranquillement » dans la cellule familiale
est révolue, les enfants sont loin, occupés à autre
chose, les femmes sont prises par leur vie professionnelle, etc. Logiquement,
nous arrivons donc à un stade où il faut réfléchir
à la façon dont la société gère cette
population dont personne ne semble vouloir : les vieux.
Il y a quelques décennies, c’est
la place de l’enfant qui a été repensée, selon la
célèbre formule « l’enfant est une personne »
(1).
Il s’agit probablement aujourd’hui d’initier
une démarche similaire vis-à-vis des personnes âgées,
dans le but de leur donner une place et une fonction sociale. Le problème,
tel qu’il est présenté aujourd’hui, est particulièrement
criant pour les personnes âgées « dépendantes
». La majeure partie des maltraitances des vieux dont on parle beaucoup
à l’heure actuelle concerne des personnes dépendantes. De
la même manière, le placement en institution (maison de retraite
ou autre) part souvent d’un problème de sécurité à
domicile ou de dépendance partielle.
Être vieux, qu’est-ce que ça
veut dire ?
Mais d’abord, à partir de quand parle-t-on
de vieillesse ? Dans les sciences sociales, on commence à parler
de population âgée et de vieillissement à partir de
la retraite professionnelle. Profitons-en pour remarquer que la référence
de base est ici le travail : tant que l’on travaille, on ne doit pas être
si vieux que ça !
La période de vie qui s’ouvre avec
la retraite est fortement dépendante du bagage individuel de chacun.
Si jusque là la vie était centrée de manière
importante sur le travail, il s’agit alors d’une perte des réseaux
relationnels et sociaux, souvent accompagnée d’une chute de l’estime
de soi puisqu’il faut se résigner à abandonner ce qui était
la valeur centrale de l’existence. Si au contraire la retraite était
vivement attendue cette période peut être très riche
en épanouissement personnel : possibilité de faire ce qu’on
n’a jamais eu le temps avant, prendre du temps pour soi… Chacun donc se
débrouille comme il peut : déjà à ce moment-là,
l’environnement social se rétrécit. Lorsque le vieillissement
vient poser des problèmes de dépendance, tout se complique
encore.
En premier lieu c’est la famille qui est
censée intervenir : aide pour les repas, le linge, les courses et
aussi aide financière (ce que la loi oblige aux enfants et petits-enfants
si les revenus du parent ne sont pas suffisants). Si la famille est absente
ou éloignée, le voisinage assure parfois une aide transitoire.
Si l’individu âgé est isolé et avec de faibles ressources,
c’est la qualité de vie qui va chuter rapidement. Quelle que soit
donc la situation, ces personnes sont exposées à un isolement
social grandissant. Cela nous conduit à un premier constat : les
structures sociales aptes à gérer ces problèmes sont
quasi inexistantes. Le vieillissement est aujourd’hui un problème
individuel, tout au mieux familial, à chacun donc de se débrouiller
comme il peut avec les ressources qu’il a.
Une gestion profitable de la vieillesse
Pour aller plus loin, on peut dire que l’absence
de politique sociale sur la question du vieillissement laisse le champ
libre au libéralisme. En l’absence de structures sociales égalitaires
aptes à prendre en charge les personnes dépendantes, le devenir
de ces personnes dépend de leur capacité financière
à payer les services dont ils ont besoin. Par la même occasion,
cela favorise le développement de structures privées, avec
des objectifs clairement lucratifs, d’autant plus que le déficit
en établissements est aujourd’hui criant.
En effet, lorsque le vieillissement mène
à une dépendance forte (c’est-à-dire pour toutes les
activités de la vie quotidienne) les possibilités qui s’offrent
à l’individu sont fonction de ses capacités financières.
Si les revenus sont assez élevés, c’est en général
le maintien à domicile qui est favorisé, ce qui correspond
au souhait de la majorité des personnes âgées. Si les
revenus sont de l’ordre de ceux des classes moyennes, c’est plus souvent
la maison de retraite qui les attend. Car même si le coût mensuel
de la vie en institution environne les 10 000 F (ou plus), il est toujours
moindre par rapport au maintien à domicile. Enfin, lorsque les revenus
sont faibles, la sécurité sociale assure une prise en charge
mais on sait aussi que ces personnes vivent moins longtemps.
Cette typologie peut paraître un peu
caricaturale, et pourtant c’est bien sur des critères purement financiers
que l’avenir se pose pour cette population. Si aujourd’hui c’est le développement
du maintien à domicile qui est favorisé c’est bien parce
que c’est la solution qui est la moins coûteuse pour la société
et la plus rentable d’un point de vue libéral. Que cela ait des
conséquences sur la qualité de vie de nos aînés,
nos chers dirigeants n’en ont que faire. Il est bien plus intéressant
de faire d’un vrai problème social une opportunité économique
qui aille dans le sens de la sacro-sainte croissance et surtout d’un profit.
Même au niveau des institutions (résidences,
maisons de retraite, longs séjours, cliniques gériatriques…)
la course aux profits est la règle numéro un. Une écrasante
majorité de ces structures accueille un nombre élevé
de personnes (rarement en dessous de 80 résidents et parfois beaucoup
plus) ce qui permet d’embaucher un minimum de personnels qualifiés
ou non. Ainsi une seule infirmière aura la responsabilité
de l’ensemble des résidents. D’autre part les restrictions en personnel
et en matériel se font de plus en plus lourdes. Le passage aux 35
heures est de ce point de vue une aubaine : il permet d’introduire une
flexibilité encore plus grande (les journées de travail en
coupé se sont multipliées), il oblige les personnels à
assurer une même charge de travail sur un temps plus court, évitant
ainsi des créations de poste jugées trop coûteuses.
Si l’on cherche à synthétiser
les différentes dimensions du problème que nous avons soulevées,
on s’aperçoit que cette gestion très libérale du vieillissement
est rendue possible par un ensemble de liens logiques. Dans les représentations
sociales, vieillir est pensé comme quelque chose d’avant tout dégradant,
personne ne veut vieillir car cela signifie devenir un rebut de la société.
Rien n’est donc fait pour que les vieux aient une place et une fonction
sociale. Le vieillissement étant synonyme d’un isolement social
grandissant, les occasions de fréquenter des vieux dans notre vie
quotidienne sont très limitées. A partir de là, quand
on entend parler des personnes âgées on pense principalement
à nos grands-parents. Et voilà, la boucle est bouclée,
nous ne sommes conscients des problèmes du vieillissement que s’ils
se posent pour nos grands-parents, puis pour nos parents, jusqu’à
ce que finalement nous « subissions » notre propre vieillissement.
Le problème est cantonné à la sphère familiale
et c’est à cette dernière qu’incombe l’obligation de sa gestion,
en premier lieu financière.
Une gestion libérale qui s’appuie sur
des représentations sociales
Conséquences ? Les familles doivent
assumer seules, humainement et financièrement, des situations parfois
très difficiles, par exemple lorsque l’âgé est atteint
de démence ou de pathologies très lourdes. L’absence de soutien
social et psychologique conduit dans de trop nombreuses situations à
un rejet de la personne âgée, cantonnée dans sa dépendance
et dans un lieu de vie qui n’est plus qu’un lieu de soin et de garde, dépourvu
d’une dimension relationnelle et sociale pourtant essentielle dans notre
existence. Les vieux sont isolés, leurs familles et leur entourage
sont isolés, les professionnels qui travaillent dans ce secteur
sont isolés aussi, tous ayant à porter une charge dégradante
sans aucune reconnaissance sociale. Dans ces conditions ce n’est pas une
porte mais un boulevard qui s’ouvre à tous les abus, notamment la
maltraitance, si courante envers les vieux (2).
Face à un tableau aussi sombre, c’est
avant tout la place des vieux dans notre société qui doit
requérir nos efforts de réflexion. Il s’agit de ne pas faire
de la famille la seule instance permanente de la vie d’un individu ; d’ouvrir
nos réseaux relationnels à des personnes de tous âges
et pas seulement à ceux qui ont, à quelque chose près,
le même âge que nous ; de découvrir que ces vieux ne
sont pas autant en décalage que ce que l’on veut bien préjuger,
qu’ils ont des choses à nous dire, à nous enseigner, à
nous transmettre de ce qu’ils ont vécu. Que même vieux et
dépendants ils ont besoin de toute la qualité de vie que
l’on peut revendiquer à n’importe quel âge : intimité,
confort matériel, environnement humain et affectif, perspectives
d’avenir stimulantes, respect…
Léonore. — groupe Durruti (Lyon)
(1) Formule de Françoise Dolto, pédiatre
et psychanalyste, novatrice en matière de compréhension des
nourrissons et des enfants.
(2) Voir l’article sur la maltraitance
des vieux dans le Monde libertaire n°1188, du 13 au 19 janvier
2000.