A 22 h 45 le 19 avril 1997 en sortant du
cours du soir « Mariano Acotta » à Buenos Aires, j’ai
été enlevé par quatre militaires en civil. Ils m’ont
bandé les yeux, m’ont jeté dans une voiture et m’ont emmené
dans un endroit appelé « Club Athletico ». En entrant,
j’ai entendu le bruit d’un rideau de fer qui s’ouvre et qui s’abaisse.
Ils m’ont déshabillé et ont confisqué mon passeport
italien que j’avais dans la poche. Ils m’ont fixé une chaîne
autour des chevilles avec deux fermetures numérotées 190
et 191, numéros que je devais me souvenir. Si l’on considère
que les fermetures étaient numérotées en ordre croissant,
il devait y avoir à ce moment 95 personnes dans les souterrains
du « Club Athletico ». La chaîne empêchait de faire
des pas de plus de 50 cm. Ensuite, ils ont tapé une fiche comportant
mes coordonnées.
Marco Bechis 24 octobre 1955 appelé
aussi Tano (contraction de « italiano ») par ses amis
instituteur et un numéro de code : A01.
Les yeux bandés mais sans vêtements,
on m’a fait descendre dans les souterrains par un escalier en colimaçon.
Quelqu’un qui était en train de jouer au ping-pong m’a dit : «
Ici, tu dépend de l’armée argentine et tu peux hurler autant
que tu veux, personne ne t’entendra. » Ils ont désentravé
mes chevilles et m’ont lié les pieds et les mains aux quatre coins
d’une table de métal. Une autre personne, à la voix plus
autoritaire que les autres, a mis en route la « picana » (sorte
de pic électrique au voltage réglable qui émet une
espèce de ronronnement caractéristique).
Et l’interrogatoire a commencé.
Je m’étais éloigné de
l’activité politique depuis des mois. Une chance car, sans aucun
contact avec mes amis, sur cette table je me sentais fort sur un point
: j’étais certain de ne dénoncer personne. Ils voulaient
que je donne des noms, des lieux de rencontre, des adresses, mais quand
ils ont été convaincus que je n’avais aucune information
intéressante à leur donner, ils m’ont détaché
et m’ont enfermé dans la cellule numéro 16.
Pendant les quarante huit heures qui ont suivi
l’entrevue entre mes parents et le général, j’ai subi cinquante-deux
autres interrogatoires à l’électricité. Mes tortionnaires
voulaient comprendre quel était mon degré d’implication dans
l’organisation d’opposition au régime. Heureusement le général
a annoncé à mes parents qu’on pouvait « faire quelque
chose ». On m’a fait remonter l’escalier en colimaçon et on
a vérifié que je n’avais pas de lésion sur le corps.
Puis on m’a habillé d’une chemise et d’un pantalon noir. Deux kidnappeurs
m’ont fait traverser la ville en voiture, allongé sur le siège
arrière et le dossier de devant. Je ne devais pas savoir d’où
je venais. Pendant le trajet, ils ont parlé des prouesses du Pénard,
l’équipe de football de Montevideo. Finalement, ils m’ont déposé
dans le hall de la Villa Devoto, la prison de la ville.
Après quelques jours dans la cellule
collective de la Villa Devoto, est arrivé un garçon d’une
vingtaine d’années à peine, sorti d’un autre camp de concentration.
Il était très maigre et avait presque toutes les dents cassées.
Il portait des pantalons courts qui lui arrivaient à peine au-dessus
des genoux. Pendant deux semaines, assis sur son lit, il n’a parlé
à personne. Quand quelqu’un s’approchait de lui, instinctivement
il avait peur. Il ne dormait jamais. Pendant l’heure de la promenade, il
marchait sans arrêt. Des heures durant, il mâchait la même
bouchée de pain, sans déglutir, pour se réhabituer
à manger. Au bout d’un mois, il a dit son nom : Carlos. C’était
le premier mot qu’il prononçait. Carlos était passé
dans un des souterrains de l’Olimpo. […]
Les responsables de l’extermination sont encore
libres aujourd’hui, les kidnappeurs, les tortionnaires, les colonels et
les généraux. On peut les rencontrer au détour d’un
bar, dans un restaurant, dans un cinéma. Et, quand l’un d’eux est
reconnu, qu’il se fait insulter, en général, le criminel
arbore un sourire moqueur et se rassoie à table, satisfait. Voilà
ce qu’est l’impunité.
J’ai demandé à Angela Boitano,
la mère de Mickelangelo et de Adriana, deux de mes camarades d’école
séquestrés et jamais revenus, pourquoi aucun membre des familles
des 30 000 « desaparecidos » ne s’est fait justice. Angela
m’a répondu, sereine : « La mort d’un assassin ne veut rien
dire pour moi. Je veux quelque chose de bien plus important : la justice.
»
Le film Garage Olimpo sort le 22 mars
à Paris et en province. Il fait partie de la programmation du 22e
festival ibérique et latino-américain de Lyon-Villeurbanne
(cinéma Le Zola, tél : 04 78 93 42 65 ; voir Monde libertaire
n° 1197).