Un puissant mouvement social

Retour sur une lutte qui laissera des traces et qui n’est sans doute pas encore finie. Le 31 janvier, un mot d’ordre de grève est lancé dans les écoles primaires et maternelles du Gard. Une intersyndicale (FEN, SUD, FAEN, CGT-Education, SGEN) s’est mise en place et restera soudée jusqu’à la fin. La FCPE du Gard apporte son total soutien. A l’origine du conflit, la petitesse des effectifs alloués au département par Allègre (la « carte scolaire »). En réalité, cette étincelle a mis le feu aux poudres d’un mélange détonnant qui regroupait notamment : la mauvaise image d’Allègre auprès des enseignants, la grogne sur une réduction du temps de travail qui tarde à venir, « un manque d’adhésion, au sein de l’institution, à une politique éducative dotée de moyens et objectifs divers, parfois contradictoires, toujours déconnectés des moyens octroyés » (1)… Du côté des parents d’élèves, les non-remplacements d’enseignants malades, les fermetures de classes ici ou là, seront moteurs.
La revendication gardoise est et restera : 500 postes. Plus tard, au fur et à mesure des mobilisations qui toucheront aussi le secondaire (mais plus faiblement), cette revendication deviendra : 500 maîtres, 500 Atoss, 500 profs.
 

Extensions

Assez vite, un mouvement similaire se développe dans le département voisin de l’Hérault, surtout dans la partie est du département. Dès le départ, les assemblées générales d’enseignants regroupant syndiqués et non-syndiqués attirent jusqu’à 500 personnes. De leur côté, les parents d’élèves tiennent aussi leurs assemblées générales et imposeront leur délégation lors d’une AG des instits. Les occupations d’écoles ou les écoles fermées se comptent par centaines dans le département du Gard. Du jamais vu. Les manifestations du samedi 12 février regrouperont 15 000 personnes à Nîmes et autant à Montpellier. Le mouvement repose donc sur une assise large, populaire. Les actions se multiplient, impulsées ou non par la FCPE ou l’intersyndicale : occupations de mairies, de locaux administratifs (IUFM, inspection académique…), interpellations d’élus, de ministres (E. Guigou), emballages de monuments, banderoles immenses déployées sur les monuments, retenue du préfet, blocage de routes et de péages, embouteillages organisés, blocages d’accès à l’aéroport de Garons, pétitions, tracts, collages d’affiches, rassemblements, apéros et pique-niques massifs devant la préfecture… La presse boude ostensiblement le mouvement.
 

Pourrissement

Allègre envoie un trio d’inspecteurs généraux de l’administration chargés de lui remettre un rapport de la situation. Il déclarera aussi vouloir « prendre des postes là où il y a baisse des effectifs » (2). Déception et colère, la FCPE déclare ne pas vouloir jouer le jeu de l’administration qui prélevait des postes ici pour calmer la colère là-bas. La solidarité reste de mise. La manifestation de Montpellier du 16 février est une nouvelle démonstration de force : 10 000 personnes sont venues, essentiellement du Gard et de l’Hérault, et signent là une jonction entre les mouvements. Allègre lâche une dotation de 66 postes pour l’académie : personne n’est convaincu.

Après les vacances, la fatigue, l’usure, l’incompréhension et la colère prédominent : le taux de grévistes baisse, les écoles occupées par les parents ou les instituteurs sont moins nombreuses. Nouvelle remobilisation exemplaire le 12 mars avec 25 000 manifestants à Nîmes. Entre temps, contre les grévistes, les CRS et l’administration s’activent : expulsions, menaces. Finalement, le dimanche 12 mars, 4 grévistes de la faim à Nîmes et 4 autres à Lunel commencent à jeûner. Le 14, la nouvelle de la proposition d’une rencontre entre l’intersyndicale et Allègre est connue. Il aura fallu sept semaines de grèves pour en arriver là.

Il y a beaucoup à dire sur ce mouvement. D’abord qu’au-delà de l’école, le service public fait vraiment bouger les foules. Car tout est parti de la prise de conscience que l’école, service public qui compte beaucoup puisqu’il touche aux enfants et à leur avenir, est malade. Malade de l’Etat qui la maltraite au fil des gouvernements et malade du manque de perspectives qui la ronge et que les enseignants vivent mal. C’est ce nombre incroyable de participants à ce mouvement social, syndiqués ou non, enseignants ou pas, citadins ou ruraux, de tous les âges, Français ou non, qui a permis d’assurer la multiplication des mobilisations et de faire preuve de beaucoup d’imagination : une vraie guérilla festive, à l’échelle de deux départements. Cette grève, incroyablement populaire, a dû son succès et sa durée à la collusion avec les parents d’élèves. Les écoles occupées l’étaient parfois par les parents et les instituteurs, à tour de rôle : les uns occupaient, les autres étaient en AG ou sur les actions.
Toujours du côté des parents d’élèves, on peut dire, vu de l’extérieur, que la FCPE a été poussée par sa base, d’autant plus facilement que la multitude n’était pas contrôlable. Même si la hiérarchie FCPE faisait barrage à la présence aux AG de parents non-encartés chez eux ou veillait à éviter des initiatives qui ne viendraient pas d’elle (3). Du côté des enseignants, l’intersyndicale acceptera les enseignants non-syndiqués dans les actions et les processus décisionnels.
 

Traces d’anarchie

Je parlerais volontiers de climat libertaire au cours de ce mouvement, surtout à travers le recours massif à la grève avec occupations, l’éclosion de l’auto-organisation dans chaque école, les pratiques généralisées d’assemblées générales, l’action directe pratiquée quotidiennement, des moyens radicaux de lutte et de protestation, la défiance à l’égard des élus (4), les réactions anti-gouvernementales (5), les appels à la grève générale, à la solidarité avec les autres agents du public en lutte, l’implication personnelle de milliers de personnes…

Bien sûr, tout cela reste à relativiser : le mouvement n’est pas libertaire mais il a su adopter des modes d’organisation et des réactions qui montrent que les méthodes de lutte que nous préconisons ne sont pas utopiques ni étrangères aux gens qui nous entourent et aux mouvements d’ampleur qui se radicalisent. Soyons sûrs que tout cela va laisser des traces dans les esprits.

Quant à nous, nous avons participé individuellement au mouvement. Collectivement, nos banderoles et tracts étaient présents aux manifestations (6) en suscitant parfois des réactions positives. Le Monde libertaire a pu participer, à son échelle, à la contre-information et à l’appel à la solidarité. C’est notre tâche d’organiser l’entraide et la résistance avec des gens qui luttent. Diffuser nos idées auprès d’eux et débattre de nos pratiques militantes en les développant concrètement, c’est le plus sûr moyen d’aller vers une généralisation du combat social.

Daniel. — groupe Gard-Vaucluse de la F.A.

(1) Extrait du rapport des inspecteurs généraux dans l’académie de Montpellier.
(2) Midi libre du 16 février 2 000.
(3) Le Monde libertaire du 24 février.
(4) Un des débats de l’AG des enseignants du 14 mars au centre Neruda de Nîmes portait sur la nécessité de se passer des élus politiques lors de la négociation avec Allègre. Cette réaction ainsi que d’autres, entendues dans la bouche d’instits votant à gauche, me semble révélatrice d’une rupture consommée avec des élus à qui on faisait traditionnellement confiance pour se faire les relais des revendications sociales.
(5) exemple de slogan : « Jospin-trahison, rendez-vous aux élections »
(6) Ce qui nous a aussi permis d’affirmer notre ancrage dans les départements concernés par ce conflit.