Hommage à Alphonse Boudard

Quand la mort a opéré, il se dégage toujours d’une œuvre vivante un mot qu’on n’y avait pas encore trouvé…
C’est à ce mot là qu’il nous faut être attentifs… Il peut nous aider à vivre -
Louis Guilloux

Conteur hors pair à la gouaille chantante, artiste des mots qui régurgitent la vie, Doisneau animé, Tati à roulette… Alphonse a tiré sa révérence ce 14 janvier : un frère nous a quitté.

Au delà des déclarations larmoyantes des pleureuses et des communiqués de circonstance, il importe d’essayer de voir un peu ce qu’on me dit de ne pas voir, de jeter un œil sur l’envers du décor… Et pour se mettre à l’aise voyons les funérailles : «Merde ! Merde ! «ça irait bien comme épitaphe,» Merde ! Merde !»sur ma pierre tombale. Mais j’oublie… j’en veux pas de pierre tombale, je veux rien. Qu’on balance ma carcasse indigne à la voirie, la fosse commune…
 

Flash-Back

Né le 17 décembre 1925 à Paris, il sera placé chez de pauvres paysans du Loiret : Blanche teint cuivre, vieille indienne et ses yeux n’en sont que plus clairs… d’un bleu porcelaine et Auguste un sarment de vigne sont ses parents nourriciers. Durant près de sept ans, il se forge plouc ­ c’est un compliment, une qualité qu’il revendique ­ on naît animal au flair, à la respiration des odeurs du cul, comme ni plus ni moins un clébard, seulement ensuite on veut plus en convenir. Son premier rapport avec la littérature, c’est l’Almanach Vermot. Blanche, qui sait lire et écrire, en fera la lecture à haute voix lors des veillées. Illettré, Auguste n’en est pas moins contre toute autorité, bouffeur de curé, il a le verbe haut : «Bon d’la de putain de bordel de temps ! merde ! merde !» Et antimilitariste indécrottable «Fille de garce de putain de merde, faudra jamais aller à la guerre, petit !» Alphonse est à bonne école et reconnaîtra en Auguste son premier éducateur, le seul peut-être. Il n’oubliera pas tous ces jours et ces jours, ces heures et ces heures à trimer triturer la terre… lui faire sortir ses petits légumes, ses farines… ses patates roses. Après quelques visites, sa mère viendra le chercher pour rejoindre un univers inconnu de lui : la ville.
 

Paname

D’abord un petit hôtel avenue de La Motte-Picquet à côté du métro aérien, puis un logement dans le XIIIe dans le quartier de la Maison Blanche près de l’usine Panhard. Confié à sa grand-mère qu’il découvre à cette occasion, ce sera la communale et l’apprentissage dans un atelier de fonderie typographique. Sujet à raillerie, il laissera son accent de la campagne se métamorphoser en parigot pur jus.
 

La der des der (bis)

À quinze ans, c’est la guerre, l’occupation. Il tente malgré tout de croquer la vie… la chevauchée traversera le maquis, la résistance, la campagne de France avec libération de Paris, le tout saupoudré de quelques vols avec une prédilection pour les maisons des pompes funèbres… Les grandes vacances se terminent au gnouf : six ans, tuberculose comprise, d’où prolongation de sept nouvelles années, hôpital et sanatorium pénitentiaires inclus. L’hosto, quand on y a séjourné longtemps et qu’on a failli y clamser, on y reste toujours un peu… on se dit qu’on y reviendra un jour ou l’autre… Auparavant, il rattrape les années perdues à la buissonnière du pavé une boulimie, une fringale dévoreuse de lecture… Sans oublier les potes, ça me prend par tranches dans mon existence la glissade, je m’acoquine comme ça avec quelques lascars, le plus souvent énergumènes pas croyables, des traîne-lattes, traîne-sabres, malfrats, funambules… ils ne m’attirent, la plupart du temps, que des emmerdes… Mais, le plaisir de raconter est plus fort, il sent depuis longtemps que lorsqu’il entame une histoire, les autres l’écoutent, intrigués, n’est-ce pas la magie des mots ?
 

Littérature

Des histoires, justement, il en a plein la tête, il en déborde… Sa mémoire, affûtée comme un rasoir, sera une précieuse alliée. Alors, il argote, ça me vient mieux au bout de la plume que les roucoulades académiques ,sans perdre le nord moi je pageotte depuis si longtemps avec la méfiance… avec philosophie, regardez les oiseaux, certains affirment qu’ils sont plus intéressants que les humains… moins cruels ! je n’en suis pas sûr. C’est leurs petites dimensions qui nous les rend sympathiques. Vautours, on se rend mieux compte de leur férocité…

En taule déjà, il commençait à rédiger sur des cahiers de brouillon, de la mie de pain dans les oreilles, pour masquer le bruit incessant de la radio carcérale. Il a bientôt sept cent pages bien serrées, brut de brut, retravaillées à l’oreille : il conte la jeunesse d’un protagoniste qui lui ressemble étrangement avec en arrière fond la petite armée du général…
 

Edition

Les éditeurs sont dubitatifs : beaucoup trop long ! Ah le thème ! le public est las des épopées guerrières ! ou encore vous vous préparez un avenir pénible, cher Monsieur… ils conseillent : «Ecrivez donc un ouvrage comme Françoise Sagan, ça plait bien ce genre là. Pas plus de 180 pages surtout… de la retenue ! de la sobriété !» Alphonse repart avec son paquetage, retravaille le tout et en coupe un premier morceau : ce sera « La Métamorphose des cloportes ».

En artisan consciencieux, il écrira lui-même la préface, avant d’ouvrir les vannes, je voudrais un peu vous expliquer, cher futur lecteur, mon dessein, l’ensemble du projet, la genèse aussi de ce premier livre rien de tel pour annoncer la couleur sans se renier et narrer ce qui précède !

Rebelote pour l’ouvrage suivant « La Cerise » ­ autrement dit la poisse, la guigne ­ il pondra une belle préface, à la demande de l’éditeur ! précisant que son livre n’est pas correct du tout, qu’il fera rougir la petite Fadette, se palucher le Grand Meaulnes, vomir le Petit Prince !… il y décrit la prison des tas de gueules qui sont rassemblées là, en vrac, comme dans l’antichambre de l’enfer. Des tronches de malédiction qui viennent de la nuit des temps ! Qu’on croyait plus que c’était possible, en plein XXe siècle, aux abords de la ville lumière !

Érudit, et critique avisé, Pascal Pia, saluera l’ouvrage : on croirait entendre Bardamu ! Alphonse poursuit dans la veine autobiographique, en prenant soin du lecteur : J’aurai préféré vous raconter de merveilleux voyages, croyez-moi… je vous instruis, vous divertis avec ce que je sais. J’invente rien, je réorganise ma souvenance et puis je fais danser les mots, je vous les amène puisqu’il faut bien rire jusqu’au bout. On charrie dans sa mémoire les hommes, les endroits, les instants… ça vous fait une drôle de fresque…
 

Panier de crabes

Son succès relatif ne le met pas à l’abri des contingences de la pudiponderie. Ainsi, il devra rebaptiser « Les Matadors » son troisième bouquin au lieu de « Bleubite » titre original ! Pas rancunier, il observe le microcosme littéraire, on rafistole un peu l’ours dans les maisons d’édition, si possible dans un style bien neutre, bien plat, truffé de truismes, d’idées reçues… si vous n’êtes pas totalement sinistre, sentencieux branleur descriptif, pénible bavacheur marxiste, c’est affiché que vous êtes définitif l’affreux réac… et au cas où, il faudrait des précisions chez tous nos petits emberlificotés emmerdeurs, exégètes en trouducuteries, sommeil toujours un Saint-Just de pissotière…

Avec « L’Hôpital » c’est son combat contre les bacilles de Koch, entre prisons, hospitalisations et sanatoriums sous les yeux de la pénitentiaire. Jean d’Ormesson notera avec malice : c’est un torrent d’horreurs, de drôlerie, d’insanité, d’obscénités et de trouvailles auxquelles il faut bien s’abandonner. Boudard apporte dans « L’Hôpital » toute la saine violence de l’anarchiste.
 

Cinéma et anar

Souvent anonyme et pillé, il collabore à de nombreux films en qualité de scénariste et dialoguiste, il en tirera le thème de son roman « Cinoche ». Une tranche finement préparée de son premier paquetage pourra paraître « Les Combattants du petit bonheur » On lui décernera le prix Renaudot.

Dédié à Louis Nucéra, compagnon comme le sera Georges Brassens de cette fraternité élective, « Le Corbillard de Jules » contera le retour du cadavre d’un copain trucidé sur l’hôtel de la patrie à travers la France de 1944, croisant tout un petit monde de francs-tireurs, faux-héros et vrais tordus. Il y brossera le portrait attachant de Pédro, l’anarchiste : depuis l’Espagne… ça faisait sept huit ans qu’il était en piste, lui, en guerre. Il avait appris le maniement d’arme en Catalogne, contre Franco le fils de pute !… il était déjà suspect rien que par sa tenue, sa jactance… la tonalité qui me reste de Pedro, c’est le noir…
Et, proche d’Auguste, vous vous souvenez ? Alphonse Boudard poursuit plus loin :
Pedro s’était engagé à la F.A.I…
J’épousais de plus en plus sa philosophie anarcho-dingue. C’était la première, en réalité, qui me séduisait vraiment.
Plus tard dans « Mourir d’enfance » en écho, au détour du récit, il rappelle lorsqu’une classe, une secte, une religion quelconque tient les rênes du pouvoir elle se régale tout en prêchant aux pauvres l’abstinence…
 

En guise d’aurevoir

Nous pourrions poursuivre encore, mais à chacun ses chemins de traverses…
«Quand je serai mort, qu’on me creuse un trou comme le fit Auguste dans le fond d’un jardin pour mon chien Marquis… un jardin de mon cœur d’où je pourrais voir la route… une torpédo s’arrêtera… en descendra une jeune, une très jeune femme, en robe courte, coiffée à la garçonne… un léger fantôme… rien que pour moi au royaume des ombres…»

Jean-Denis. — Liaison Bas-Rhin