Pour une écologie sociale et libertaire

Si le naufrage de l’« Erika » a permis de constater qu’il était possible de mobiliser sur un événement ponctuel, sur un fait précis, médiatisable, il a aussi montré, au travers des débats, des articles, la relativité de la prise de conscience des enjeux, la difficulté, voire le refus, pour beaucoup de se remettre en cause.

Or la situation est préoccupante sur de nombreux fronts, et les multiples dangers sont inextricablement liés. La concentration atmosphérique des gaz à effet de serre s’est accrue, engendrant un réchauffement du climat terrestre, La dégradation de la couche d’ozone due à des polluants artificiels menace d’altérer les écosystèmes terrestres et aquatiques. L’eau devient de plus en plus rare et polluée. Maltraités, les sols subissent une érosion et une dégradation de plus en plus rapide. La disparition des forêts favorise les inondations et les sécheresses, et accélère la perte de ressources génétiques. Face à une consommation sans retenue, les ressources minérales, notamment les combustibles fossiles non renouvelables, s’épuisent à grande vitesse. La production de déchets s’accroît dangereusement, pouvant atteindre, sous l’action de la pluie, les nappes phréatiques. Il faut lire à ce sujet le rapport Bruntland.
 

Des conflits nouveaux

En matière d’atteinte à la santé publique par les pollutions environnementales, le pire est devant nous (lire « La France toxique » d’A. Aschieri). Mais la détérioration de l’environnement ne menace pas seulement de manière directe l’intégrité de la santé de l’homme, mais devient source de tensions majeures. Gaspillages et pollutions exercent une forte pression sur les ressources. Leur rareté et les atteintes à l’environnement engendrent des conflits plus ou moins graves puisque ce sont les bases même de la vie sur la planète qui se trouvent compromises.

L’eau, l’air, la pêche et les forêts seront, dans un avenir proche, l’objet d’affrontements de plus en plus violents. Déjà, l’approvisionnement en eau oppose des pays, des régions, les villes aux campagnes. Accaparée presque partout par une minorité de grands propriétaires, la terre constitue un enjeu vital. Or à l’échelle mondiale, la surface agricole par tête d’habitant est en régression ; de nombreux conflits sont donc à craindre. Le pétrole est un instrument primordial dans la défense des intérêts stratégiques, pour la maîtrise de l’économie mondiale.

La plupart des grandes forêts oppose de nombreux peuples indigènes, à qui elles offrent nourriture, vêtements, médicaments, logements, et des grandes sociétés dont le seul but est de déboiser pour tirer rapidement profit de ce potentiel économique considérable. La pollution par l’industrie ou l’agriculture, l’aménagement sauvage des zones de pêche commerciales, étendent les risques de conflits autour de la pêche. Là aussi, la confrontation peut être violente entre l’industriel qui racle le fond des mers à l’aide d’une technologie sophistiquée, et l’artisan pêcheur souvent poussé à la ruine. Tous ces conflits demeureront tant que les problèmes d’environnement n’auront pas trouvé de solutions durables (même si la dynamique joue aussi dans l’autre sens).
 

Le profit comme moteur

Si aucune société n’a été « écologiquement innocente », c’est-à-dire si la transformation par l’homme de son milieu s’est toujours accompagnée de dégradations plus ou moins graves, il est évident que le capitalisme, par la recherche effrénée du profit, se rend responsable de la plus grande partie des atteintes à l’environnement, liées de toute évidence à l’établissement de rapports inégalitaires entre les hommes. Il suffit, pour s’en convaincre, de réentendre les propos de Victor Lebow dans les années 1950 : « Il faut que les choses soient consommées, brûlées, usées, remplacées et jetées à un rythme toujours accéléré » !
L’accumulation du profit condamne le capitalisme au gaspillage, à la fuite en avant. C’est pour cette raison qu’il s’est forgé des outils performants : diminution de la durabilité des biens de consommation et de leur réparabilité, multiplication des objets jetables, publicité favorisant le renouvellement incessant des articles, des modèles, suremballage des produits, gadgétisation…

Pour la seule poursuite du profit, le capitalisme a subordonné la nature aux impératifs de la reproduction du capital, favorisé l’appropriation marchande de nombreux sites et paysages, organisé le gigantisme productiviste qui facilite la concentration, et donc le contrôle. Pour des raisons d’économie, il a fait tendre à la baisse les prix des matières premières, incitant à une consommation accrue, à une dilapidation des ressources.

Si le projet capitaliste a si bien pris corps, c’est qu’il s’est fortement appuyé sur les ressorts (sur les faiblesses ?) de la nature humaine : l’acte consommatoire ressenti comme compensation à l’aliénation et aux frustrations de la vie quotidienne, comme possibilité d’évasion d’un travail absurde. Si, par ailleurs, il intègre aujourd’hui les préoccupations écologiques, c’est qu’il a compris que l’aggravation de ces problèmes pouvait le bloquer dans son fonctionnement. L’émergence d’un « capitalisme vert », c’est la compréhension qu’une nature est finalement plus rentable vivante qu’à l’agonie, comme un ouvrier l’est davantage bien portant qu’épuisé. En outre, l’industrie écologique, celle du recyclage, des technologies propres, s’avère fort lucrative et ouvre de vastes perspectives pour ceux qui sont aussi… les plus gros pollueurs.
 

Prenons nos affaires en mains

La situation peut, sans excès, être qualifiée d’alarmante : on peut parler, pour certaines régions, de naufrage écologique. Nous produisons, consommons et gaspillons à un rythme que la planète ne pourra plus suivre très longtemps, une planète qui n’en peut plus d’attendre des solutions jamais mises en œuvre. La trop faible quantité de matières premières disponible interdit aux pays pauvres l’espoir, après tout légitime, d’atteindre le niveau de vie occidental, surtout américain. Les réserves prouvées de pétrole brut (c’est-à-dire les années de réserve au taux actuel de production) sont inférieures à un siècle pour le Moyen Orient, à peine 40 ans pour l’Amérique latine placée en deuxième position.

D’autant plus alarmante que, même si certains progrès ont été accomplis, la force d’inertie du système social est redoutablement efficace ; les obstacles les plus périlleux restent à franchir. Tout d’abord, pour beaucoup de pollutions, les effets persistent bien après que les causes aient été supprimées (effet de serre, par exemple) ; la restauration de certains équilibres demandera plusieurs siècles. Ensuite, parce que plus les volumes de production croissent, plus les profits augmentent, le monde industriel maintient vivace le dogme de la croissance. Les réflexes de gaspillage, égoïstes et aveugles, développés par cette société du prêt-à-jeter depuis un demi-siècle ne se dissiperont pas rapidement.

Mais si le capitalisme est aussi efficace à mettre en œuvre une société de consommation, c’est aussi qu’il y a de nombreux consommateurs, c’est qu’il y a un minimum de consentement à la manipulation des besoins. Quel pourcentage de la population est prêt à renoncer à un peu de confort (du moins pour ceux qui en disposent), à prendre régulièrement la peine de participer aux opérations de collecte sélective des déchets, à privilégier les céréales par rapport à la viande (les politiques agricoles axées sur l’élevage, surtout intensif, sont désastreuses pour l’environnement, et quand il se créée un McDo toutes les sept heures…), à délaisser plus souvent la voiture au profit de la bicyclette ou des transports en commun (pour Peugeot, Renault et Citroën, 1999 a été la meilleure année de décennie en terme de ventes de véhicules !), à « consommer autrement » en s’intéressant aux conditions écologiques (et aussi sociales et économiques) de la production ?

Un parc mondial de 500 millions de véhicules ne saurait se prolonger longtemps sans dégâts considérables. Des révisions déchirantes s’imposeront : mieux vaudrait ne pas les subir. Faudra-t-il attendre d’autre Tchernobyl, Bhopal ou Exxon Valdez ? On ne peut se payer le luxe d’attendre la révolution pour changer fondamentalement notre mode de vie. Exproprier les patrons est une condition nécessaire mais insuffisante pour que le futur ait un avenir. S’il faut dépasser le capitalisme, il faut aussi aller plus loin que l’anticapitalisme en préparant une société anarchiste qui sera nécessairement écologiquement viable. Quelle politique énergétique définir ? Comment réorienter l’urbanisme, l’aménagement du territoire l’agriculture ? Quels besoins satisfaire, au prix de quelle quantité de travail, avec quels effets prévisibles acceptables sur la nature ? Quoi produire et comment ?

Parce qu’il est facile, pour les opportunistes, d’exploiter les instincts primaires, de dévoyer la spontanéité, il faut déjà jeter les bases d’une société anarchiste capable de maîtriser ses rapports avec la nature. Inventer des pratiques sociales qui redonnent le sens des responsabilités, pour des femmes et des hommes conscients et libres. Développer une contre-culture qui extirpe les préjugés. Comprendre que l’épanouissement de l’homme ne passe pas par la conquête illusoire de l’espace, de la vitesse, et même d’un confort sans cesse accru. Si parce qu’ils le jugeaient secondaire, les anarchistes n’occupaient pas le terrain écologique, il serait rapidement colonisé par d’autres (c’est déjà partiellement fait), verts ou bruns… d’excellentes tenues de camouflage. Le fait que les partis « Verts » sombrent dans la social-démocratie et que, dans la mouvance écologiste, gravitent des mouvements sectaires et des accros du mysticisme, n’enlève rien à l’extrême gravité des problèmes écologiques.

Ceux qui croient résoudre les problèmes écologiques sans éliminer le capitalisme se trompent lourdement (ceux qui le font croire trompent les autres) ; ceux qui pensent que la disparition du capitalisme nous dispensera d’une « révolution » écologique ou que celle-ci s’accomplira d’elle-même, commentent une erreur qui, pour sembler moins grave, n’en est pas moins pernicieuse.

Jean-Pierre Tertrais. — groupe La Commune (Rennes)