Elections à Taiwan
Fin de la Chine unique ?
Dimanche 18 mars a eu lieu à Taïwan
l’élection présidentielle, la deuxième organisée
au suffrage universel dans l’histoire de la jeune démocratie de
l’île « nationaliste ». Taïwan est en effet une
île singulière. Peuplée actuellement de 22 millions
d’habitants, elle a pour langues principales le mandarin officiel, le taïwanais
et le hakka, et est composée à 65 % de taïwanais, descendants
d’immigrés venus il y a 200 ans de la province du Fujian, située
de l’autre côté du détroit de Formose, à 15-20
% de hakkas venus à la même époque du Guangdong, situé
au sud du Fujian, et à 15 % de continentaux arrivés avec
Chiang Kai shek en 1949, les aborigènes comptant pour moins de 2
%.
« Découverte » au XVIe
siècle par les portugais sous le nom initial de Formose (1), elle
est conquise par l’empire chinois un siècle plus tard. Suite à
la guerre sino-japonaise de 1895, elle devient nippone (2) pour un demi-siècle
avant de réintégrer le giron chinois en 1945 après
la défaite du Japon, allié de l’Allemagne nazie.
Mais les manières corrompues et
méprisantes des nationalistes chinois du KMT, parti au pouvoir,
qui s’imaginent débarquer en libérateurs, choquent les taïwanais
de souche, les comparant ainsi avec les japonais : « Les chiens sont
partis, les porcs sont arrivés. » En 1949, fuyant l’avancée
communiste en Chine continentale, le président de la République,
Chiang Kai shek, également chef du KMT, se réfugie à
Taïwan avec 30 000 de ses hommes. Il signe l’année suivante,
alors qu’éclate la guerre de Corée, un traité de défense
avec les États-Unis et va instaurer jusqu’à sa mort en 1975
une dictature de fer. Sa fin de règne sera assombrie par le vote
des Nations Unies qui en 1971 reconnaissent la République populaire
de Chine comme le seul gouvernement chinois légal.
C’est son fils Chiang Ching kuo qui lui
succède. Nouvel avatar de l’allié américain qui en
1978 reconnaît Pékin comme seul représentant de la
Chine. En 1986 Chiang Ching kuo va préparer sa succession en procédant
à la levée de la loi martiale et en intronisant comme dauphin
un taïwanais de souche, Lee Teng hui. Ce dernier lève l’état
d’urgence, encore en vigueur, en 1991 et prend le risque en 1996 de provoquer
la première élection présidentielle au suffrage universel
: il est facilement élu, même s’il a été aidé
pan l’achat de voix par le KMT (3), lequel contrôle en outre largement
les médias audiovisuels.
Un scrutin sous tension
Trois candidats sont en lice pour ce scrutin
calqué sur le modèle américain (4). Lien Chan,
vice-président sortant, est le candidat officiel du KMT, le parti
nationaliste au pouvoir sans discontinuité depuis 1945, James Soong,
politicien populiste et ancien du KMT, a les faveurs de Pékin, et
Chen Shui bian, candidat du DPP, parti démocratique « progressiste
» animé par des taïwanais de souche, créé
en 1986, a placé sa campagne sous le double signe de la démocratisation
et de l’indépendance. (5)
Tout au long des semaines précédant
le scrutin, le régime communiste au pouvoir en Chine continentale
va faire monter la pression, massant de nombreuses troupes dans le Fujian
face à Taïwan et pointant ses missiles. En février,
il publie un Livre blanc sur Taïwan et s’arroge le droit de recourir
à la force non seulement dans l’hypothèse d’une évolution
indépendante mais également en cas d’« enlisement »
des discussions sur la réunification, ce qui constitue un véritable
diktat. Trois jours avant le scrutin, le premier ministre, Zhu Rongji,
va jusqu’à dire publiquement : « Vous n’aurez pas une seconde
occasion de le regretter. »
À la surprise de nombreux commentateurs
qui pensaient qu’un réflexe « sécuritaire » jouerait
en dernière minute, c’est Chen Shui bian qui est élu. Ce
dernier a l’aura à la fois du self-made man et du « dissident
». Fils de paysans illettrés, il est devenu avocat tout en
participant à la lutte contre la dictature. Il a même passé
huit mois en prison et sa femme, Wu Shu jen, est paralysée à
vie depuis un « accident » provoqué par un camion à
la sortie d’un meeting du DPP ; quant à sa colistière Annette
Lu, fondatrice du mouvement féministe taïwanais, elle a passé
huit ans derrière les barreaux. Mais habile tacticien, Chen a mis
en sourdine en fin de campagne ses convictions indépendantistes,
se satisfaisant du statu quo actuel : indépendance de facto, non-reconnaissance
par la communauté internationale mais permettant à Taïwan
de vivre de manière autonome.
D’ailleurs sa victoire est toute relative.
Il n’obtient que 39,3 % des voix, talonné par Soong avec 36,7 %,
alors que le candidat officiel, Lien Chan, est laminé avec seulement
23 %. Et au parlement, les partisans sont minoritaires : 71 DPP contre
117 KMT et 15 pro-Soong, alors que la constitution lui interdit de dissoudre,
et il va devoir faire face à une administration façonnée
par un demi-siècle de nationalisme chinois.
Aussi prend-il ses adversaires de vitesse
: alors qu’il n’entre en fonction que le 20 mai, il tend la main dès
le 21 mars au régime communiste en se disant prêt à
se rendre à Pékin, propose également au président
de la république Jiang Zemin et au premier ministre Zhu Rongji de
venir à Taipei (6), et offre de négocier immédiatement
l’établissement de liens commerciaux et de transport directs, interdits
jusqu’ici. Cette dernière mesure est aussitôt votée
par le Parlement, et, surprise, le 29 mars, il choisit comme Premier ministre
l’actuel ministre de la Défense, Tang fei, membre du KMT, destiné
à « rassurer », à s’assurer la loyauté
des forces armées, à poursuivre une cohabitation moins heurtée
avec le Parlement à majorité KMT, et il s’engage publiquement
à ne pas proclamer l’indépendance.
Un risque de poudrière bien réel
Devant cette situation, et même s’ils
ont le sentiment d’avoir perdu la face, les dirigeants chinois se sont
contentés pour l’instant d’un bref communiqué de l’agence
Chine nouvelle, repris par tous les journaux continentaux en bas de première
page, sans photo et sans commentaire, annonçant la victoire du candidat
Chen Hsui bian, tout en rappelant qu’ils ne toléreraient aucune
forme d’indépendance pour Taïwan. Mais ce qu’ils n’ont pas
compris c’est l’évolution des mentalités ? l’unification
de l’île aux conditions de Pékin a été rejetée
par les trois candidats ? et le fossé culturel qui s’est creusé,
surtout au niveau de la jeunesse qui se considère d’abord comme
taïwanaise. Un véritable mouvement identitaire s’est fait jour,
comme en témoigne l’essor des langues locales ainsi que de la musique,
de la peinture et des danses ethniques. Et le traumatisme du massacre du
28 février 1947 (7) est toujours prégnant.
La plupart des taïwanais n’acceptent
plus le modèle d’unification « un pays deux systèmes
» et ne souhaitent pas devenir un autre Hong-Kong ou Macao. Et il
faut rappeler que c’est le président sortant, Lee Teng hui, qui
dans un entretien avec la radio allemande Deutsche Welle le 9 juillet 1999
avait posé comme préalable à toute négociation
la reconnaissance d’une « relation spéciale d’État
à État ».
Taïwan revendique en outre le succès
(8) de son modèle de développement. Quatorzième puissance
mondiale, détentrice d’une des plus importantes réserves
mondiale de devises, elle a un PNB de 1750 milliards de francs, un taux
de croissance annuel de 6 % et un niveau de vie proche des standards européens
avec une moyenne de 80 000 F par an par habitant. Véritable bloc
d’industries de haute technologie, elle est partie intégrante de
la nouvelle économie mondialisée.
L’installation dans la durée de ce
nouveau « modèle démocratique » risque à
terme de faire des émules de l’autre côté du détroit
de Formose. Aussi la nomenklatura chinoise est-elle tentée, pour
masquer également son propre échec social, de susciter un
élan nationaliste auquel les « dissidents » eux-mêmes
ne sont pas insensibles, Wei Jingsheng en tête, élan qui mènerait
« inéluctablement » à une guerre avec Taïwan.
Le mythe de la Chine unique a vécu mais le risque de poudrière
est bien réel.
J-J Gandini
(1) Formose veut dire « la belle »
en portugais.
(2) Malgré leur comportement brutal
ils ont participé efficacement à la modernisation du pays
(3) Parti le plus riche du monde, le KMT
est à la tête d’une nébuleuse de 150 entreprises totalisant
un chiffre d’affaires de 54 milliards de francs.
(4) Le scrutin se déroule sur un
seul tour et chaque candidat a un colistier à la vice-présidence
(5) à noter son « attachée
spéciale » lors de ces élections : Christine Deviers-Joncour
mêlée au scandale provoqué par l’achat des frégates
Thomson par le président Lee Teng hui, lorsque Roland Dumas était
ministre des Affaires Étrangères, avec son cortège
de commissions pharaoniques…
(6) Capitale de Taïwan.
(7) Ce jour-là un soulèvement
local a été sauvagement réprimé par les forces
armées de Chiang Kai shek : 30 000 tués parmi la population
de souche taïwanaise.
(8) Tempéré par de fortes
disparités sociales et une dégradation accélérée
de l’environnement.