De la femme à la Femme

 Où que l’on soit sur terre, à n’importe quelle époque, la Femme a toujours été considérée comme un agent de Satan. Voici ce qu’écrit Jean Delumeau dans son livre La Peur en Occident : « L’homme a cherché un responsable à la souffrance, à l’échec, à la disparition du paradis terrestre, et il a trouvé la femme. Comment ne pas redouter un être qui n’est jamais si dangereux que lorsqu’il sourit ? La caverne sexuelle est devenue la fosse visqueuse de l’enfer. » Très tôt, le christianisme a intégré cette image de la femme, et s’est fait le chantre de l’antiféminisme pendant des siècles et des siècles. L’Eglise, passant de la théorie à la pratique, a sacralisé les règles d’enfermement et d’assujettissement en affirmant haut et fort  que la femme n’avait que des devoirs et aucun droit. Cela veut-il dire que la femme ait accepté cette situation sans réagir ? Non, si l’on considère le nombre de femmes accusées d’être sorcières et brûlées en conséquence !

Aujourd’hui, avec le mouvement féministe, on pourrait croire que la situation a irrémédiablement changé, que la femme n’est plus un « deuxième sexe », mais un être à part entière. C’est l’arbre qui cache la forêt, car la réalité est toute autre part ce vaste monde. La Famille a pris le relais de l’Eglise pour perpétrer cette situation d’enfermement ; nous sommes là au cœur du dernier roman de Lyonel Trouillot, Thérèse en mille morceaux.

Thérèse, l’héroïne-narratrice de ce roman, est une jeune femme, au bord de la trentaine, issue de la moyenne bourgeoisie, en Haïti ; elle a été éduquée dans le sens du devoir et de la respectabilité par une mère en proie à la nostalgie d’une situation passée qui, pour éviter la déchéance, mariera ses deux filles au plus offrant. Mais voilà, Thérèse vacille, elle est en proie à ses Thérèse. « Une femme qui n’a pas pu sauter à la corde jusqu’à cent, marcher seule dans la rue, répondre au salut d’un passant, parler sans s’inventer un double, penser son corps et sa parole sans se le cacher à elle-même, saura-t-elle jamais dire qui elle est ? Toute Thérèse m’est étrangère, celle que Mère m’a concocté autant que celle qui m’envahit. Des deux je ne suis que l’enjeu. Qui dira le je et la mise ? » Cette Thérèse qui s’exprime dans cette sorte de journal à plusieurs voix, Lyonel Trouillot a su, avec brio, en faire une femme en passe de naître Femme, une Femme, qui parle pour toutes ces Thérèse qui existent de part le monde, toutes ces Thérèse qui découvrent qu’elles ont un corps et qu’il parle, toutes ces Thérèse considérées comme des folles dans les familles parce qu’elles osent remettre en cause l’ordre que l’Homme a choisi pour Elles.

Mais il est des fois, il est des circonstances qui font que la transgression, la naissance, se fait plus aisément. Avec Carl de Souza, dans son dernier roman Les jours Kaya, nous sommes en Ile Maurice, en Février 99, en pleines nuits d’émeutes loin des clichés que suscitent cette île. Une jeune fille de seize ans, Santee, issue de la communauté hindoue, une des nombreuses communautés qui peuplent ce pays, part, sur demande de sa mère, à la recherche de son frère Ram, dans la « grande ville », Rose-Hill. Brusquement, elle, dont le chemin était tout tracé, un chemin marqué par le sacrifice envers son frère afin que ce dernier puisse faire des études, découvre le Dehors. Le lecteur suit alors les pérégrinations de cette jeune fille dans cet univers qui lui est inconnu, un univers qui bascule dans la folie et la haine. Au fur et à mesure, d’autres voix, au hasard des rencontres, s’ajoutent à celle de Santee, et dans ce monde en plein chaos où le melting-pot n’était qu’un leurre, elle découvre la vie, son corps.

« Ses doigts entrecroisés, la rythmique de ses pas disaient mal tant d’humeurs toutes nouvelles pour elle-même. Ils s’embrouillèrent dans des figures inconnues des chorégraphes indiens de Bollywood, il se sentit bien dans la masse de ses cheveux et se laissa aller sur elle dans l’herbe du jardin. Ils restèrent ainsi immobiles, puis roulèrent vers le bas de la pelouse jusqu’à la lèvre de la falaise, elle lui dit des mots qu’il n’avait jamais entendus, expliqués d’un battement de paupières, d’une torsion du cou, il lui raconta… » Un roman initiatique, rythmé, brut, servi par un superbe style empreint de poésie, voilà comment je qualifierais ce dernier roman de Carl de Souza.

Ces deux romans ont été écrits par des hommes et ils nous parlent de la Femme, ce qui n’est pas un mince paradoxe ; ils ont su le relever avec défi, pour notre plus grand plaisir, nous montrant ainsi qu’il n’est point besoin d’être femme pour être féministe.

Boris Beyssi

Lemanege@libertysurf. fr

Thérèse en milles morceaux, Lyonel Trouillot, Actes Sud.
Les jours Kaya, Carl de Souza, l’Olivier.