Genet à Chatila

documentaire de Richard Dindo

« Je suis Français, mais entièrement, sans jugement, je défends les Palestiniens.
Ils ont le droit pour eux, puisque je les aime. Mais les aimerais-je si l’injustice n’en faisait
pas un peuple vagabond ? »
Jean Genet

Sartre disait (dans « Réflexions sur la question juive ») que ce qu’il aimait chez ses amis juifs, c’étaient leurs qualités d’opprimés. Si ce discours vous semble politiquement incorrect, alors vous n’aimerez ni les livres de Genet, ni le documentaire que Richard Dindo a fabriqué à partir des textes et de la visite des lieux et des hommes qui sont à l’origine des derniers écrits de Genet.

Quand il se rend a Beyrouth en septembre 1982 sur une invitation de Leila Shahid, aujourd’hui Déléguée générale de la Palestine à Paris, Genet se sait atteint d’un cancer à la gorge. Il visite le camp de Chatila au lendemain du massacre. L’horreur de ce qu’il voit, l’envie de témoigner fondent son texte « Quatre jours à Chatila » publié à l’époque dans la Revue des Études Palestiniennes. « Un captif amoureux » (1) sera son livre consacré aux Palestiniens. Il y travaillera jusqu’à sa mort, écoutant le Requiem de Mozart. Richard Dindo ouvre et clôt son film « Genet à Chatila » en montrant la tombe de Genet, avant de nous emmener sur les lieux du massacre, rencontrer les survivants. Il fait lire des passages du livre de Genet à une jeune femme qui établira le dialogue entre les vivants, l’écrivain disparu et leurs morts. « Le ciel, comme seul lieu commun », la terre comme seul lieu pour « vaincre, mourir ou trahir. » Le documentaire de Dindo se saisit du défi formulé par l’écrivain : « il y a des choses qu’on a vues qu’on ne pourra jamais dire avec des mots ». Ainsi se trouve au centre du film une scène d’une violence extrême. Richard Dindo montre une bande vidéo du massacre aux survivants du camp : « Ils avaient su que j’avais une bande vidéo avec moi. Ils voulaient voir leurs morts. Ils n’avaient jamais vu les images filmées de leurs morts. Un responsable politique qui nous a accompagné à travers le camp me l’avait dit. Car il fallait travailler avec les responsables politiques pour avoir les autorisations… J’ai donc organisé une projection. D’une part pour montrer a mon spectateur les images des morts, ces images terribles, mais aussi pour les montrer aux autres afin de nous confronter tous avec cette terrible réalité montrée par les images. Parce que les gens ont besoin d’images pour croire…

Moi, je crois beaucoup à la force de l’image document qui nous prouve même l’inimaginable. Et c’est pourquoi je leur ai montré ces images. Ils ont pleuré quand ils ont vu leurs morts. Par exemple, cette femme en rouge qui avait perdu sa petite sœur.

Elle a pleuré en voyant comment on les a enterrés. Ça m’a donné l’idée d’aller filmer aussi le cimetière qui n’est pas un cimetière et dont ils souffrent. Car les garçons qui jouent au foot sur le sable, ce ne sont pas des Palestiniens. Ce sont des Syriens. Jamais les Palestiniens ne joueraient au foot sur les corps de leurs morts. C’est doublement douloureux pour eux : vivre dans ce camp où sont enterrés leurs morts et regarder comment des Syriens, des étrangers, des occupants jouent au foot sur leurs cadavres, c’est inimaginable. C’est une des douleurs immenses de ce peuple de Palestine : ils n’ont pas de cimetière, ils ne peuvent pas vivre avec leurs morts et ils ont perdu leur patrie.
Chatila, c’est en même temps le réel et sa métaphore, ça renvoie toujours à ce qu’on peut montrer et à ce qu’on ne peut pas montrer. Le massacre de Chatila, ce n’est pas seulement un massacre, c’est aussi une métaphore de la volonté de détruire le peuple palestinien. Tous les massacres dans le monde ont toujours eu le même but : faire comprendre à des minorités : “vous devez partir d’ici”. Les Israéliens sont entrés au Liban parce qu’ils voulaient en chasser tous les Palestiniens… Les massacres de Sabra et Chatila étaient préparés en accord avec les Israéliens.

Il est même probable qu’ils aient participé aux massacres. Je n’ai pas osé le dire parce qu’il n’y avait pas de preuves. Mais les Palestiniens me l’ont dit. Officiellement c’étaient les milices chrétiens du Sud, mercenaires d’Israël et les phalangistes de Beyrouth. En tous cas, ils ont agi en accord avec les Israéliens… Et c’est pourquoi j’ai toujours cru à la force des images comme une preuve de réalité. »

Heike Hurst (Fondu au Noir)

propos recueillis a Locarno, août 1999

(1) Un captif amoureux, Jean Genet, 1986, Ed. Gallimard.