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1789-1964 : de la Révolution française au nº 100 du Monde libertaire

avril 1964.

Le Monde libertaire atteint son centième numéro. Résultat modeste en soi, résultat immense si l’on songe à la somme d’efforts accomplis, jour à jour, par nous tous, par vous tous, pour permettre à un organe de faire entendre une parole de liberté dans une époque d’indifférence et de servitude.

À cette occasion, il nous a semblé judicieux de dresser un rapide résumé de la presse anarchiste depuis près de deux siècles, de rappeler les luttes de ceux qui nous ont devancés et dont nous nous devons d’être le prolongement.

Nous disons bien le prolongement et non la répétition : chaque époque pose de nouveaux problèmes, la situation des travailleurs de toutes classes évolue, les moyens de propagande également.

Nous nous efforçons de nous y adapter. C’est ainsi qu’il y a un an, nous avons modifié la présentation de notre journal, nous lui avons donné une forme plus attrayante, plus apte à lui attirer l’attention de tous.

Mais le fond même de notre pensée reste le même, nous conservons la même intransigeance devant l’autorité, le même refus de toutes formes religieuses, économiques et politiques.

Lentement, mais indéniablement, nous progressons, des témoignages de sympathie nous parviennent, et nous sentons combien notre organe est indispensable à toute une communauté, plus indissolublement liés les uns aux autres par un idéal humain que par tous les mots d’ordre et toutes les consignes politiques.

La presse anarchiste sous la Révolution française

Avec le bouleversement de la Révolution se produisent bien d’autres révolutions.
Notamment lorsque, comme en 1789, le peuple est illettré et que tout le pays va découvrir celle qu’il accomplit.

Des premiers soulèvements, qui ne visaient qu’à limiter les pouvoirs royaux, à la création des clubs et des sections, un vaste périple est accompli.

Au cours de celui-ci, il faudra découvrir des moyens d’expression ; la tribune n’y suffira pas, quelle que faveur qu’elle trouve dans cette époque où la parole était attendue et acclamée.

Des gazettes, journaux, libelles vont voir le jour, mais leur diffusion ne dépassera pas, ou bine peu, la classe bourgeoise, seule capable de les lire, et pour laquelle le plus souvent ils sont écrits.

Le peuple, composé de paysans ou d’ouvriers déshérités, est incapable de lancer un brûlot. Ce sera à d’autres de parler en son nom.

Face aux organes royalistes, qui, eux aussi, vont se multiplier, Mirabeau fera paraître Le Journal des États généraux, Brissot Le Patriote français, Camille Desmoulins Les Révolutions de France et de Brabant puis Le Vieux cordelier, Marat L’Ami du peuple et Hébert Le Père Duchesne, pour ne citer que les plus célèbres.

Quelle est l’action journalistique des anarchistes dans cette tourmente ?

Sans parenté formelle, sans doctrine préalable, ils découvriront l’anarchie à la lumière des abus de toute autorité.

Le plus souvent leur influence sera verbale, comme pour Leclerc, orateur de carrefour, et elle grandira dans le peuple dont ils parleront la langue et défendront les intérêts.

Si Le Père Duchesne, journal de Hébert, peut sembler s’apparenter aux idées anarchistes par le ton et par l’anticléricalisme il reste fidèle à la conception de l’État.

C’est dans L’Ami du peuple, titre repris par Jacques Roux et Varlet après l’assassinat de Marat, ainsi que dans les écrits des « enragés » que nous pouvons retrouver nos devanciers, et surtout dans L’Explosion de Varlet qui refuse à tout gouvernement la possibilité d’être révolutionnaire.

Du Peuple au Cri du peuple

Cinquante années de presse ouvrière qui préfigureront le jaillissement de la presse libertaire et syndicaliste

Jusqu’alors la presse d’émancipation humanitaire avait été républicaine, démocratique, laïque, communiste même. Rédigée en général, inspirée en tout cas par des intellectuels, des bourgeois libéraux, des artisans plus rarement, les problèmes économiques et sociaux y étaient traités de l’extérieur par des hommes qui se penchaient sur la misère du peuple plus qu’ils ne la subissaient. L’apparition du Peuple devait apporter une transformation profonde de cette presse, non pas que le contenu de ce nouveau journal fût plus incisif que celui des publications républicaines et socialistes de l’époque, bien au contraire, mais parce que, pour la première fois dans l’histoire, paraissait un journal pour les ouvriers, rédigé par des ouvriers et dans lequel l’aspect politique de la vie sociale cédait le pas à l’aspect économique, où les grands ensembles métaphysiques disparaissaient au profit des problèmes de l’atelier, du métier, où l’organisation politique ne conditionnait plus l’organisation de l’économie, mais où les nécessités de l’économie imposaient des vues politiques.

Disons tout de suite que, même si à l’origine son contenu ne le laisse pressentir, Le Peuple fut le premier journal de classe mis à la disposition d’une classe pour sa libération.

La création du Peuple fut une révolution profonde qui devait accoucher de deux frères jumeaux : la presse syndicale et la presse libertaire et cependant sous des appellations diverses ces deux presses vont se mêler si étroitement qu’il est difficile de les disjoindre. Disons simplement que ce qui va les différencier de l’autre presse, la presse du socialisme utopique, du socialisme blanquiste, du socialisme marxiste, c’est la présence dans ses pages de la pensée proudhonienne.

Le Peuple paraît en 1830, binetôt suivi de L’Artisan et du Journal des ouvriers. Journaux prudents, légaux, et qui pourtant commencent à dessiner les contours de ce qui sera la « lutte des classes ». Selon nous, proclame L’Artisan, le peuple n’est pas autre chose que la classe ouvrière. C’est elle qui donne de la valeur aux capitaux et c’est sur elle que reposent le commerce et l’industrie des États. Et jusqu’au lendemain de la Commune, qui vit à la fois la disparition du Cri du peuple et pour un temps la disparition de la presse ouvrière, proudhonienne, libertaire, les journaux du peuple vont se multiplier et leur histoire se confond avec l’histoire du mouvement ouvrier et de l’anarchie suivant l’idée que les hommes de la première Internationale s’en faisait alors.

Et c’est naturellement aux grands tournants de l’histoire sociale du pays que la presse ouvrière va se multiplier.

Vers 1840, l’opposition, un instant décimée, se reforme. Gabriel Chavaray et les Travailleurs égalitaires qui se réclament de Sylvain Maréchal, créent L’Humanitaire, bientôt suivi du Journal du peuple, du Populaire et enfin L’Atelier. (L’Atelier probablement le plus important est né des grèves de 1840). Il publie un programme que, dès la première heure la Révolution de 48 réalisera en partie. On y lit :

« Limitation de la journée de travail. Abolition du marchandage. Établissement d’un salaire minimum. Réglementation de la concurrence faite aux ouvriers par la main-d’œuvre des prisons et des couvents. Transformation des conseils de prud’homme. Répartition des accidents du travail. Caisse de retraite pour la vieillesse. Liberté de réunion, de coalition, d’association ». Programme qui, à quelque chose près, pourrait être encore celui des anarchosyndicalistes.

L’Atelier est rédigé par des ouvriers : Gilland, serrurier, Leneveux, typographe, et déjà Eugène Pottier, qui sera l’auteur de « L’Internationale ». Le presse a alors une importance décisive pour jeter à terre le gouvernement bourgeois des Guizot, des Thiers et des Laffitte.

La Révolution de 48 fut avant tout l’œuvre de la presse, la république proclamée, la presse ouvrière devait prendre un nouvel essor. Mais déjà des coupures se font. L’équipe de « réformistes » de L’Atelier se sépare Louis Blanc et d’Albert, et les premiers lancent un appel aux chartristes d’Angleterre, qui est le prélude à l’esprit international.

Le Second Empire devait rapidement limiter la liberté de la presse et les journaux disparaissaient pour reparaître sous d’autres titres que les travailleurs ramassaient dans leur histoire comme on ramassait une pierre avant de la jeter à la tête de la cavalerie qui, les soirs de manifestations, balayaient le « Boulevard du Crime ». Il faudra attendre la seconde période de l’Empire, la période dite « libérale » pour qu’à nouveau les journaux ouvriers se jettent à l’assaut du pouvoir.

Mais alors, derrière eux, se profilera une ombre singulièrement plus puissante que les petits groupes socialistes précédant cette aube, c’est celle des premières « chambres syndicales de métiers », dirigées par les hommes qui vont créer la première Internationale et faire la Commune.

C’est à L’Opinion nationale que reviendra alors l’honneur de publier l’arme qui va conduire le mouvement ouvrier. Cette arme c’est le « Manifeste des soixante ».

Mais déjà, en 1861, Tolain écrivait dans le même journal : « Vous êtes libres [vous les ouvriers], organisez-vous vous-même, faites vos affaires vous-même », dans une lettre qui est un classique de la littérature ouvrière. Le manifeste paraît le 17 février 1864. C’est le seul document de ce genre qui est l’œuvre des travailleurs eux-mêmes et Proudhon en profite pour lancer dans Le Siècle cet appel à la petite bourgeoisie : « Vos intérêts sont les mêmes que les nôtres. Que la classe moyenne le sache ou qu’elle l’ignore, son véritable allié, son sauveur, c’est le peuple. Car cette classe moyenne s’est vue progressivement refoulée vers le prolétariat. » (Ce qui, une fois de plus, nous démontre qu’il n’est pas besoin d’aller chercher chez Marx des vérités que les nôtres ont dit avant lui et plus clairement que lui.)

Parmi les journaux alors nombreux, il convient de citer La Rive gauche, avec Vermorel et Charles Longuet et dans Le Courrier français Jules Vallès réclame la grève des peuples contre la guerre. La Rive gauche est le journal des étudiants du Quartier Latin et ils défendent la position des Internationaux. Mais Eugène Varlin, qui a créé successivement La Tribune ouvrière, La Presse ouvrière, La Fourmi, et qui collabore à L’Égalité, le journal des internationaux jurassiens, sent la nécessité d’un grand journal ouvrier.

Ce journal c’est La Marseillaise, et il écrit dans son premier numéro : « Les fondateurs de La Marseillaise pensent que la partie sociale doit être communiste, non autoritaire, ou collectiviste, c’est à dire conforme à la grande majorité des délégués de l’Internationale à Bâle. Les fondateurs se proposent d’établir des relations permanentes entre tous les groupes socialistes révolutionnaires, afin de préparer lé révolution sociale. »

D’autres journaux encore : Le Réveil de Benoît Malon, La Réforme sociale, Le Travail, etc. paraissent, qui renforcent l’action ouvrière.

Enfin c’est la guerre de 1870, la défaite, la proclamation de la république. La presse est libre ! Pas pour longtemps… Six journaux sont suspendus à la veille de la Commune. Après le 18 mars, quatre reparaîtront et parmi eux Le Cri du peuple, de Jules Vallès.

Le Cri du peuple, qui comptera parmi sa brillante collaboration Jean-Baptiste Clément, aura comme animateur Pierre Denis, disciple de Proudhon. Bientôt le journal tirera à cent mille exemplaires. Citons un morceau de l’admirable éditorial de son premier numéro :
 « Ce couvreur qui tombe du toit comme un oiseau mort, ce verrier dont la vie fond avec le verre dans le brasier, ce tourneur que la poussière de cuivre étouffe, ce peintre que la céruse mord, ce mitron pâle comme la farine, c’est le peuple !
  » Il suffit à tout, contre l’eau, le vent, la terre et le feu, ce peuple héroïque et misérable.
  » C’est de ce peuple-là que nous allons parler.
 »

Enfin, citons également ce cri jeté par le journal dans le dernier numéro paru pendant la Commune :

« Des renseignements qui nous parviennent, il résulte que Versailles a commis des crimes que nul ne peut excuser, hommes d’État célèbres ou citoyens honnêtes, celui qui les excuserait est un lâche. »

Avec la disparition du Cri du peuple, paru pendant la Commune, la période faste de la presse ouvrière est terminée. Pendant cinquante ans, étroitement enlacées, la presse ouvrière, la presse anti-autoritaire, d’abord inspirées du socialisme utopique, et ensuite fécondées par Proudhon, ont tracé le chemin à une nouvelle période qui verra l’éclosion des journaux syndicaux et des journaux anarchistes.

Du Libertaire au Monde libertaire

Le premier journal anarchiste La Révolution sociale naquit le 12 septembre 1880. Il parut jusqu’au 18 septembre 1881.

Les journaux lyonnais représentent en France le premier essai anarchiste en matière de journalisme : le 12 février 1882 parut Le Droit social. La vie des journaux lyonnais fut mouvementée. Amendes et années de prison pleuvaient dru et cependant, jusqu’au 8 juin 1884, date du dernier Droit anarchique, le journal parut presque sans interruption sous les titres les plus divers : La Lutte, Le Drapeau noir, L’Émeute, Le Défi, L’Hydre anarchiste, L’Alarme, Le Droit anarchique.

Quelques mois avant que Le Révolté ne se transportât à Paris, un hebdomadaire, Terre et liberté, y avait vu le jour. Il n’eut qu’une vie éphémère. Avec Le Révolté, c’est un journal bénéficiant d’une déjà longue expérience qui s’installe à Paris. Fondé à Genève par Kropotkine, le 22 février 1879, il s’installe à Paris le 12 avril 1885, alors bimensuel, il ne deviendra hebdomadaire que le 15 mai 1886. Il cède la place à La Révolte le 10 septembre 1887, qui durera jusqu’au 10 mars 1894. Jean Grave, appelé en 1883 à son administration par Élisée Reclus, en était le pilier.

À partir du 24 février 1889, il convient de mentionner à Paris Le Père Peinard qui, dans un langage faubourien, doublera La Révolte et durera jusqu’au 21 février 1894. Hebdomadaire, il était le domaine de son fondateur et principal rédacteur, Émile Pouget.

L’activité journalistique des anarchistes ne se limitait pas à ces deux hebdomadaires. Chaque groupe rêvait d’avoir son journal particulier.
Durant 14 mois, aucun organe ne vit le jour en France. Mais à partir de 1895, commence une nouvelle agitation : Les Temps nouveaux, qui prennent la suite de La Révolte publient leur premier numéro le 4 mai, La Sociale de Pouget, le 11 mai, et le 16 novembre Le Libertaire de Sébastien Faure et Louise Michel.
Les Temps nouveaux : le titre même semble avoir la valeur d’un symbole. On y retrouve Kropotkine, Jean Grave, le docteur Pierrot, Fernand Pelloutier…

En octobre 1896, La Sociale cédera la place à une nouvelle série du Père Peinard jusqu’en avril 1900. Mais Pouget deviendra en décembre de la même année rédacteur en chef de l’hebdomadaire de la C.G.T. La Voix du peuple. Si l’attitude des Temps nouveaux et des journaux de Pouget fut constamment favorable à l’entrée des anarchistes dans les syndicats, il n’en fut pas de même du Libertaire. Durant les années 1895-1899, Le Libertaire est le refuge de ceux des anarchistes qui sont violemment hostiles au mouvement syndical. De 1899 à 1907, une évolution se fait jour et deux courants coexistent.

Le premier, qui continue le précédent, et qui est surtout le fait d’individualistes, est nettement antisyndicaliste. Les individualistes intransigeants vont cependant posséder bientôt leur journal L’Anarchie (premier numéro le 13 avril 1905 jusqu’en 1914, son créateur Albert, plus connu sous le nom de Libertad, toute une série de collaborateurs aux destins divers : Lorulot, Armand, Victor Serge…). D’autres, plus ou moins éphémères, ont été également antisyndicalistes : Le Riflard, Le Flambeau, Le Réveil de l’esclave. Mais un courant syndicaliste se dessine à partir de 1899, concurremment avec le courant hostile dont nous avons parlé. Désormais articles favorables et défavorables se succéderont ou se juxtaposeront dans les colonnes du Lib. Le départ des individualistes, consécutif à la fondation de L’Anarchie accentue ce ralliement du Libertaire au syndicalisme et, de 1908 à 1914, il ne varie plus dans sa ligne de conduite et reste tout acquis à la pénétration des anars dans les syndicats.

1899 sera la grande année de l’affaire Dreyfus. Sébastien Faure suivi par un très grand nombre, dont Pouget, est au cœur même de la lutte. Le 6 février 1899, il lance un quotidien Le Journal du peuple et, pour assurer la victoire de la campagne entreprise, il renonce au Libertaire, qui cesse momentanément de paraître. Pouget, de son côté, abandonne Le Père Peinard. L’un et l’autre reparaîtront à la fin de la campagne dreyfusienne.

Durant longtemps, la caisse du Lib fut alimentée par les ressources que S. Faure tirait de ses conférences. Néanmoins, la situation se maintint favorablement jusqu’en 1900. Les appels de fonds, quoique moins nombreux qu’aux Temps nouveaux, ne cessèrent plus jusqu’à la guerre et les lecteurs durent se constituer en groupe d’amis pour assurer la vie du journal.

Les collaborateurs furent, comme ceux des Temps nouveaux, très nombreux : des militants, des journalistes anarchistes ou sympathisants, des écrivains ou artistes.

La grande époque de la presse anarchiste s’arrêta en 1914. Mais Le Lib ne mourut pas, même s’il devint plus tard Le Monde libertaire.
 1954 : Le Libertaire est hebdomadaire, sur deux pages, grand format.
 1957 : Le Monde libertaire est mensuel, sur quatre pages grand format.
 1964 : en espérant mieux, le M.L. mensuel, paraît sur douze pages demi-format. Et il fête son numéro 100 !