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« Nous serons obligés de répondre à nos ennemis les armes à la main. »

Nestor Makhno
Le jeudi 27 mars 2003.

Le 8 janvier 1918, les cosaques du Don et du Kouban abandonnent le front extérieur et se dirigent vers le Don par toutes les voies de chemin de fer, voulant rejoindre les armées anti-révolutionnaires du général Kalédine.

Certains (dix-huit « échelons » de cosaques du Don et du Kouban, et six ou sept « échelons » de haïdamaki de la Rada centrale [1]) veulent passer par la ville d’Alexandrovsk, mais le comité révolutionnaire de cette ville s’y oppose : cela aurait signifié abandonner la ville au pillage.

Une délégation a été envoyée aux cosaques pour les dissuader de passer par Alexandrovsk, ou, tout du moins, non armés. La délégation cosaque, composée pour la plus grande partie d’officiers arrogants et de sans-grades qui la ferment, l’insulte et fait savoir qu’ils sont plus forts, qu’ils n’ont pas à demander la permission pour passer. La délégation d’Alexandrovsk, dont les anarchistes Marie Nikiphorova et Nestor Makhno qui représente « les paysans révolutionnaires de la région de Goulaï Polié » et le Groupe anarchiste-communiste leur répond : « S’il en est ainsi, nous vous quittons. Nos pourparlers sont rompus. Nous, représentants des paysans, des ouvriers et des matelots, voyons dans votre attitude, le désir de provoquer une lutte fratricide sanglante. Venez donc ! Nous vous attendons. »

Revenus dans leurs lignes, ils font savoir aux combattants que les pourparlers ont échoué et que l’ennemi va arriver d’un instant à l’autre. Le climat se tend, on les entend arriver. Makhno s’accroupit près de deux combattants se disant mutuellement : « Quelle mauvaise chose que la guerre. »

Je cite : « Oui, mes amis, la guerre est une bien mauvaise chose. Nous le sentons tous, mais ne pouvons pas ne pas y prendre part…

 Et pourquoi donc.

 Tant que les ennemis de notre liberté — continuai-je — recourront aux armes pour nous combattre, nous serons obligés, nous aussi, de leur répondre les armes à la main. Nous voyons en ce moment que nos ennemis ne renoncent pas à nous combattre, et cependant ils savent très bien que les travailleurs ne veulent plus être des esclaves à solde, mais qu’au contraire ils veulent être libres, à l’abri de tout esclavage. Il semble que cela aurait dû suffire.

 » Nos ennemis les pomechtchiki, les patrons d’usine et de fabrique, les généraux, les fonctionnaires, les marchands, les popes, les geôliers, et aussi toute la meute des policiers payés pour protéger tous ces soutiens du régime tsariste, auraient dû comprendre et ne pas se mettre en travers du chemin des travailleurs qui tentent de parachever leur œuvre de libération révolutionnaire.

 » Non seulement ils ne veulent pas les comprendre, mais encore ils essaient d’attirer à eux un certain nombre de socialistes étatistes et, de concert avec ces traîtres, ils inventent des formes nouvelles de l’autorité pour empêcher les travailleurs de conquérir les droits à une vie libre et indépendante.

 » Tous ces fainéants ne font rien, ne produisent pas ce dont ils ont besoin, mais s’efforcent d’avoir tout sans travailler, de tout diriger, y compris la vie des travailleurs, et toujours — cela est caractéristique — au dépend des travailleurs. Et, par conséquent, c’est eux qui sont responsables de cette guerre et non pas nous. Nous ne faisons actuellement que nous défendre, mais cela, amis, n’est pas suffisant. Nous devons non seulement nous défendre, mais passer à l’offensive, à notre tour, car se défendre aurait été suffisant, si, ayant renversé le pouvoir du capital et de l’État, nous vivions dans l’abondance et dans la liberté, si l’esclavage aboli avait été remplacé par l’égalité et que, alors, nos ennemis se fussent dressés contre nous dans le but de nous écraser et de nous asservir. Mais lorsque nous ne faisons encore que tendre vers ce but, nous devons penser à attaquer nous-mêmes nos ennemis.

 » La défense est étroitement liée à l’attaque, mais elle appartient à ceux de nos frères et sœurs qui, sans faire partie des premières lignes révolutionnaires, ne font que suivre les combattants et, reprenant leurs idées, élargissent et intensifient la révolution que, à tort, vous appelez la guerre, amis.

 » Dans ce cas, l’œuvre de défense acquiert son vrai caractère et justifie tout le sang versé par les combattants dans la phase destructive de la révolution, en consolidant leurs conquêtes sans en déformer le caractère et la "portée" ».

À ce moment, un commandement retentit : « Section de mitrailleuses, feu ! ». La bataille s’engage. Les cosaques finissent par reculer, leur train en marche arrière percute celui de renfort qui arrivait, les deux déraillent. À 3 heures de l’après-midi, les cosaques renvoient une délégation de quarante membres avec un drapeau blanc, formée en majorité de cosaques de base. Celle-ci leur apprend que les cosaques sont suivis de haïdamakis qui rêvent d’occuper Alexandrovsk pour s’en servir de base pour des opérations de pillages et de pogroms. Mais après l’amère défaite et les déraillements, ils sont repartis vers Nicopol-Apostolovo… Les cosaques, eux, sont prêts à déposer les armes mais veulent garder leurs chevaux, leurs selles et leurs sabres. Les révolutionnaires refusent d’abord et finissent par leur laisser leurs chevaux et leurs selles.

Le désarmement des cosaques dura deux jours durant lesquels on les ravitailla et on organisa des meetings à leur intention. Le bloc bolchevik SR voulu gagner les cosaques à leur cause, en leur exposant les bienfaits que doit apporter la révolution, mais ceux-ci restèrent plutôt froids, voire narquois.

Puis Marie Nikiphorova leur déclara que les anarchistes ne promettent rien à personne, qu’ils désirent que les hommes apprennent à se connaître eux-mêmes, à comprendre leur situation sous le régime actuel d’esclavage, qu’ils désirent enfin que ces hommes conquièrent eux-mêmes leur liberté : « Mais avant de vous parler de tout cela plus en détail, je suis obligée de vous dire, cosaques, que vous avez été jusqu’ici les bourreaux des travailleurs de la Russie, le resterez-vous à l’avenir, ou bien prendrez-vous enfin conscience de votre rôle odieux et rentrerez-vous dans la famille des travailleurs. Cette famille que jusqu’à présent vous n’avez pas voulu reconnaître et que, pour un rouble du tsar ou pour un verre de vin, vous étiez toujours prêt à crucifier vivante ? »

À ce moment, les cosaques qui étaient là au nombre de plusieurs milliers ôtèrent leurs hauts bonnets d’astrakan et baissèrent la tête. Marie Nikiphorova continuant son discours, beaucoup sanglotaient comme des enfants. Ce discours les impressionna, cela tissa des liens durables avec les anarchistes. Après cinq jours passés à Alexandrovsk, certains exprimèrent leur envie d’aller combattre Kalédine et on les y envoya, d’autre préférèrent rentrer chez eux (Les bolcheviks leur piquèrent leurs chevaux au passage…).

La suite, c’est, plus tard, la Makhnovstchina, la prise de pouvoir des bolcheviks qui éteignirent la révolution pour imposer leur dictature, soixante-dix ans d’obscurantisme sur ce qu’a été réellement cette révolution.

Christophe, groupe Louise-Michel


Source : La Révolution russe en Ukraine, mars 1917-avril 1918 par Nestor Makhno, édité par la Brochure mensuelle en 1927, pp. 218-233.


[1Rada centrale : sorte de gouvernement nationaliste ukrainien autoproclamé et xénophobe.