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Les Origines de notre journal, IV

mai 1965.

Les Origines de notre journal, III, dans le précédent numéro.



De 1892, année où s’ouvre la période terroriste anarchiste, jusqu’au début de 1894, époque où la presse libertaire dut cesser toute activité, ployant sous les coups de la répression et menacée dans son existence même par les lois scélérates, les prisons et les bagnes s’emplirent de compagnons qui, par fournées entières, étaient déférés aux cours d’assises, qui prononçaient de lourdes condamnations.

Tous les quotidiens avaient institué une rubrique « Les Anarchistes », où s’étalaient chaque jour des récits plus ou moins tendancieux, propres à indigner les citoyens « honnêtes » et destinés à représenter les théories anarchistes comme un retour pur et simple à la barbarie et leurs adeptes comme de vulgaires criminels. Cette campagne, supérieurement orchestrée, inspirée par la peur, dura près de trois années et eut pour conséquence de dresser contre des doctrines, peu connues et surtout mal connues du grand public, la quasi-unanimité de l’opinion publique et jusqu’aux socialistes, qui craignaient de voir englober leur propre propagande, leurs chefs d’école et leurs militants dans les représailles policières.

Par contre, l’action anarchiste violente polarisa toutes sortes d’hommes énergiques qui se fussent tenus probablement en dehors du mouvement en toutes autres circonstances. C’est parmi ces hommes, souvent mal préparés à la lutte, pleins d’abnégation, mais d’une folle imprudence, que le pouvoir lâcha ses provocateurs d’abord, ses sbires ensuite. À ceux-ci s’ajoutaient de simples mécontents, sans idées politiques précises, parfois simplement en ribote qui, pour une « Vive l’anarchie ! » intempestif et sans signification réelle, se voyaient gratifiés par les tribunaux d’années de prison et se retrouvaient derrière des grilles.

Cet acharnement à réprimer inconsidérément propre à la gent policière et à une magistrature apte à appliquer sans ménagement des textes d’exception, eut certainement des conséquences fâcheuses pour les prisonniers qui affluaient dans les centrales pénitentiaires, quoique l’on ait peu de renseignements précis sur cette période dramatique ; par contre, on sait parfaitement les suites tragiques que les événements provoquèrent au bagne de Cayenne, et même à Nouméa, lorsque les transportés anarchistes, très nombreux, furent confiés à des gardes-chiourme alcooliques et sans pitié.

On de le sut pas tout de suite ; mais, comme toujours, la vérité filtra peu à peu et c’est avec stupeur que les milieux d’extrême gauche apprirent l’horrible drame qui se déroula les 22 et 23 octobre 1894, à l’Ile Saint-Joseph.

Qui, de nos jours, se soucie de ce que fut le bagne qui, à 7 000 kilomètres des côtes françaises, accueillait les condamnés des cours d’assises de la métropole et des colonies. Il n’y a pourtant que peu de temps qu’il a disparu. Des journalistes comme Jacques Dhur et Albert Londres ont fait sur lui des reportages bouleversants. D’anciens forçats l’ont dénoncé, ont décrit les tortures qu’ils y ont subi, la lâcheté générale qui y régnait. Parmi eux, les mémoires les plus précis, les plus circonstanciés, les plus objectifs sont, sans conteste, eux que nous a laissés Liard-Courtois, anarchiste condamné à cinq ans de travaux forcés pour avoir usé d’un nom qui n’était pas le sien, le 16 novembre de cette néfaste année 1894. Ce qui donne un aperçu de la férocité des juges d’alors, l’acte de l’accusé n’ayant porté préjudice à personne et les circonstances atténuantes ayant été refusées par le jury.

Souvenirs du bagne, relation détaillée des souffrances endurées par Liard, dit Courtois, dans l’enfer guyanais, de celles de ses compagnons de misère, de la conduite admirable de ses camarades anarchistes, de l’inhumanité de l’Administration et de ses séides, de la canaillerie des délateurs ou mouchards de toutes sortes, est un livre tellement rare, que possèdent seulement quelques vieux militants, dont la plupart des bibliothèques publiques sont démunies, que les bouquinistes ignorent, que je crois utile de m’en inspirer et même d’en donner des extraits suggestifs.

Liard-Courtois ayant été condamné ne traine guère dans les prisons de France. Son destin l’amena rapidement au dépôt de Saint-Martin-de-Ré, antichambre du bagne. Déjà, lors des formalités odieuses qui attendent les condamnés, dont la mise aux fers, sa qualité d’anarchiste le désignait à la hargne des surveillants. Ces premières brimades l’incitèrent à demander une entrevue au directeur du dépôt. S’il ne put aller à celui-ci, ce dernier vint à lui, botté, éperonné, une cravache à la main.

— « Ah ! C’est vous, l’anarchiste, le révolutionnaire ! Eh bien ! vous savez, ici, mon garçon, pas de révolution possible ! Et si vous voulez faire le malin, on vous domptera ! » furent les premiers mots du charmant fonctionnaire qui fit siffler sa cravache pour ponctuer la menace.

Cette attitude indique suffisamment l’ambiance qui régnait et de l’accueil qu’on pouvait attendre dans ces lieux rébarbatifs, lorsqu’on professait des idées que n’admettait plus la loi. Lorsque Liard-Courtois arriva à l’Ile Saint-Joseph, lieu de débarquement, les événements qu’il devait relater s’étaient déroulés depuis plusieurs mois, mais il en eut le récit fidèle par plusieurs témoins oculaires, parmi les quelques quarante à cinquante rescapés de la sauvage tuerie.

Tout au début de l’affaire, il y a des lettres clandestines envoyées du bagne à leurs familles par des condamnés. Des fragments de ces lettres furent publiées par le journal L’Enfer — qui n’était pas une feuille d’avant-garde — qui dénonçaient les exactions dont étaient victimes les anarchistes de la part de leurs gardiens :

« Pourquoi nous traite-t-on plus mal que les autres ? Le commandant à qui nous l’avons demandé nous a répondu que nous sommes dangereux, parce que nous sommes anarchistes. Nous ne comprenons pas pourquoi nous sommes plus dangereux que ceux qui ont volé, tué des enfants, coupé des femmes en morceaux, etc. Est-ce parce que nous ne voulons pas jouer le rôle de moutons ? », écrivaient les compagnons.

Dénoncer le manque de soins aux malades, les brimades continuelles, la privation de correspondance, des tortures révoltantes, tel était, en gros, l’objet de cette publication, qui provoqua la colère des gens visés et les incita aux idéesq de vengeance. Des incidents qui, à l’accoutumée, eussent été considérés comme habituels, prirent aussitôt de l’importance. La sévérité s’accentua et, ainsi que le souligne Liard-Courtois, « la haute administration, qui s’était aigrie aux attaques qu’on ne lui avait pas ménagées, toléra, si elle ne les conseilla pas, les actes criminels du bas personnel ». Car les revolvers se mirent de la partie.

Les surveillants militaires, qui savaient fort bien qu’avec les forçats anarchistes ils avaient à faire à forte partie, décidèrent de s’en débarrasser à tout prix. Ils parlèrent entre eux à qui tuerait le premier anarchiste. Ce fut un nommé Mosca qui osa le premier, bientôt suivi par une autre brute. Crimes commis sous des prétextes futiles, qui décuplèrent l’exaspération des bagnards, eux-mêmes travaillés hypocritement par des condamnés au service de leurs ennemis.

C’est ainsi que le 21 octobre 1894 fut choisi pour en finir, les circonstances se révélant ce jour-là favorables. Gagner la haute mer et reconquérir la liberté devenait ensuite le but définitif.

Un seul, parmi les conjurés, compris qu’un piège leur était tendu. Ce n’était pas un trembleur pourtant, il avait fait ses preuves. Il dit sa conviction à ses amis et demanda à quitter Saint-Joseph pour ne pas être entrainé dans une aventure sans issue. Après diverses péripéties, l’heure de l’épreuve de force arriva. La révolte, loin de surprendre les militaires, les trouva bien préparés à l’action. Action qu’ils entreprirent de leur propre chef puisque, apercevant les forçats en dehors des cases, à une heure où le fait n’était pas répréhensible, les prenants pour des anarchistes, ils tirèrent sur eux au mépris de tous les règlements. Au bruit des détonations, les conjurés sortirent des cases, décidés au pire.

Il y avait la Simon, dit Biscuit, qui se surnommait lui-même « Ravachol II ». Sorte de gavroche gouailleur, il avait dix-huit ans lorsque, dénoncé par une indicatrice, il fut impliqué dans l’affaire des bombes qui visaient à détruire le président d’assises Benoït et le substitut Bulot. Condamné aux travaux forcés à perpétuité, il a tout juste vingt ans en cette années 1894, qui sera celle de sa mort.

Il y avait aussi Marpeaux, au bagne depuis peu, pour un vol de bicyclette ayant eu pour suites la mort d’un agent de police ; et quelques autres. Furieux, ils se ruèrent sur les gardiens et les contremaitres à leur portée et les firent passer de vie à trépas. La riposte fut immédiate : un forçat, qui n’avait pas bougé, fut tué à bout portant par un gardien, durant que des bateaux chargés de soldats abordaient à l’Ile Saint-Joseph. « Feu partout et pas de quartier », telle était la consigne. En attendant de l’appliquer, surveillants et troupiers s’enivrèrent copieusement. Dès le matin du 22 octobre, la chasse à l’homme s’organisa. Chaque forçat rencontré était trucidé sans explication.

Simon, dit Biscuit, fut aperçu l’un des premiers, juché sur un cocotier. Un soldat l’abattit, après l’avoir injurié et reçu du révolté un « Vive l’anarchie ! » en guise de réponse. Marsevin, Lebault et Léauthier — qui avait le 13 novembre 1893, tué d’un coup de son tranchet de cordonnier le ministre représentant la Serbie à Paris — aperçus un instant après, tombent sous les balles de la soldatesque, se tenant par la main, criant à la face de leurs assassins : « Vive la liberté ! Vive l’anarchie ! ». Dervaux, Boésie, Garnier et Chévenet — un ami de Ravachol, qui comparu avec Étiévant pour le vol de dynamite de Soisy-sous-Étiolles et récolta douze années de travaux forcés — sont fusillés au hasard de la rencontre. Réfugiés dans une sorte de caverne au milieu de rochers, Kervaux et Marmès sont enfumés et tués dès leur sortie de l’antre à l’atmosphère irrespirable. Marpaux subira un sort semblable le lendemain.

« Au fur et à mesure qu’on "descendait" les anarchistes, dit Liard-Courtois, leurs dépouilles étaient embarquées pour l’Ile Royale et transportés à l’amphithéâtre. Le 22 au soir, les médecins et le commandant Bonafai se tenaient sur le quai, attendant les corps des victimes. On en avait débarqué quatre et comme on en amenait de nouveau en annonçant " que ce n’était pas tout", le docteur Jourdan s’indigna et, interpellant le commandant : " Assez, monsieur ! s’écria-t-il Assez ! Vous allez rougir la mer. Faites cessez ce carnage. " Le commandant se tut, mais se retira. »

Quinze morts, tel fut le bilan de ces tragiques journées.

Ce n’était pas suffisant. D’autres assassinats suivirent et neuf anarchistes, dont Mamaire et Girier-Lorion, furent déférés au tribunal maritime spécial. Ce qu’ils subirent durant les sept mois de cachot avant leur transport à Cayenne est inimaginable. On dut, malgré les ordres de l’administration, les hospitaliser et l’un d’eux mourut. Défendus par la suite, avec droiture et énergie, par les membres du barreau de Cayenne, indignés de vois les bourreaux se faire les juges de leurs victimes, six des accusés furent acquittés.

Louis Louvet

(À suivre)