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Les Origines de notre journal, V

juin 1965.

Les Origines de notre journal, IV, dans le précédent numéro.



Certes, le fait de l’acquittement de six prévenus constituait, pour l’administration pénitentiaire, un désaveu quant à ses méthodes disciplinaires. Cependant ils étaient partis neuf au tribunal maritime spécial : l’un était mort des mauvais traitements subis, les deux autres : Mamaire et Girier-Lorion — ce dernier qui avait pourtant tout fait pour éviter le heurt sanglant — n’avaient pas rejoint leur misérable case. Ils étaient condamnés à mort.
Le premier, Mamaire, succomba rapidement des suites des tortures morales et physiques qui lui avaient été infligées ? restait Girier-Lorion qui dut attendre huit longs mois pour qu’une commutation de peine ramène celle-ci à cinq années de réclusion cellulaire. Huit mois au cours desquels toutes les avanies lui furent prodiguées. Aucune cruauté ne lui fut épargnée : on le déclara atteint de troubles mentaux et on l’interna comme fou ; mais le médecin très rapidement le déclara sains d’esprit. Il réintégra donc le quartier réclusionnaire ; hélas dans un état lamentable. Commença alors pour lui d’épouvantables tribulations, partageant son temps entre deux cellules : celle de la prison et celle de l’hôpital. Les gardiens sachant l’estime que lui portaient ses compagnons de chaine faisaient constamment courir le bruit de sa mort. Elle advint, mettant fin à son martyre et à la tragique navette qui le faisait passer des mains des infirmiers à celles des gardes-chiourme, en 1898, avant que soit achevée sa peine.

Ce chapitre serait incomplet si je ne contai le concours de circonstances qui devait conduire Girier-Lorion au bagne et si je ne dessinais, brièvement, à grands traits, son caractère et sa grandeur d’âme.

Anshelme Girier était né dans un milieu ouvrier à la condition précaire. Le gosse s’y trouva très malheureux et décida, à 13 ans, de s’enfuir pour tenter l’aventure. L’aventure débuta fort mal. Il tombe sur un quidam — un policier — qui lui offre l’hospitalité et qui profite de la situation pour lui faire des propositions assez spéciales. De nouveau vagabond, l’enfant est pris, mis en prison. Entré dans ce lieu de perdition dans la détresse ; il en sort révolté. Il est à quatorze ans (1883) un des orateurs les plus écoutés, parce que des plus violents de la région de Lyon. La loi impose la présence du commissaire de police — ou d’un de ses représentants — dans les réunions publiques et celles de Girier n’étaient pas oubliées par les autorités policières. Or, un soir il prend à partie l’un de ces messieurs. Arrêté, condamné, il est placé en maison de correction jusqu’au milieu de 1886 et en sort lorsque sonnent ses dix-huit ans.

Libre, il s’embauche dans une entreprise à Lyon. Signalé comme anarchiste son patron le congédie. Il redouble d’ardeur dans les meetings « monte » à Paris et écope d’un an de prison pour un discours particulièrement subversif. Sa peine purgée, il gagne le Nord et a, de nouveau, maille à partir avec la justice à Roubaix. Il fait défait, se rend au Havre, pendant qu’on le condamne, par contumace, à une nouvelle année d’emprisonnement.

Sa nouvelle existence l’éloigne des réunions qui, pourtant, sont sa raison d’être ; quant à ses adversaires politiques, eux, ils ne l’oublient pas. Dans sa retraite, il reçoit un jour une feuille de la fraction guesdiste qui le dénonce comme « anarchiste de gouvernement », traduisez : indicateur politique. Son sang ne fait qu’un tour ; le voilà à Roubaix où il organise une réunion pour y confondre ses accusateurs. Il y est violent comme il fallait s’y attendre. La police qui sait à présent où s’emparer de sa proie tente de lui mettre la main au collet. Se laisser arrêter sans résistance c’est fournir à ses ennemis l’occasion de redoubler en insinuations et calomnies. Girier, qui se faisait appeler Lorion lorsqu’il s’agissait de propagande, tire un révolver et blesse un agent. Bondissant au milieu des assistants, il gagne la sortie et s’enfuit vers la frontière, qu’ail sait toute proche. Traqué, il échoue au port, à 500 mètres du lieu qui, pour lui, constitue le salut. Les guesdistes n’ont pas désarmé pour autant, ils accusent de plus belle. En cour d’assises, Girier-Lorion présente une défense qui se doit de lui valoir le maximum. Dix ans de travaux forcés ! Et vogue l’idéaliste atrocement calomnié vers les Iles du Salut où l’attend un destin impitoyable. Il a vingt-deux ans !

Son défenseur devant le tribunal du bagne, Me Sévère, à fait connaitre, en grande partie, la correspondance qu’il a échangée avec le condamné lorsque l’inexorable peine de mort lui fut infligée. On ne peut ici la rapporter intégralement sous peine d’allonger inconsidérément cet épisode de l’action anarchiste, qui en comporte des milliers d’autres !

Quelques lignes simplement sur les pages de ce « journal » : « Vous ne pouvez vous faire une idée de mes souffrances, révèle Girier Lorion. Sans nouvelles de qui que ce soit, même de vous, seul entre mes quatre murs, j’ai été plein de calme et de patience jusqu’à ce que le gouverneur passant aux Iles, j’ai pu lui demander qu’elle était exactement ma situation. » Pas fameuse la situation : rejet du pourvoi introduit par l’avocat, invitation à faire un recours en grâce auprès du président Félix Faure. « Demander grâce, rétorque le prisonnier, encore faut-il être coupable ! » Alors, tous les matins il tend l’oreille pour percevoir dans les bruits qui lui parviennent, si l’on « monte » la machine, si l’on va venir l’avertir… Les mois passent au cours desquels, comme sur un « hippodrome », la nature et la guillotine se disputent le prix : qui l’emportera ? Le samedi passé, il respire, car on n’exécute pas le dimanche. Et d’en appeler à la mémoire de son avocat quant à l’inanité des charges assemblées contre lui, des provocations antérieures : « Souvenez-vous que déjà en 1892, avec Allmayer et Lévy pour agents, certains fonctionnaires ont essayé une première fois de jouer au complot anarchiste, et que nous avons manqué d’être fusillés mes amis et moi. » Et d’évoquer sa mort certaine, s’il doit passer cinq ou dix ans dans l’enfer guyanais. À le mi-novembre 1895 — son sort ne sera fixé qu’en février 1896 — ces mots désespérés : « Ma lettre devient un vrai journal… Je ferme ce pli, je n’ai plus de papier, je souffre trop. Si je le laissais avant d’aller à la guillotine, on ne vous l’enverrait peut-être pas. Adieu pour la dernière fois, personne n’est si malheureux que je le suis… c’est odieux. Une seule et dernière chose maitre Sévère, je vous en conjure ne m’oubliez pas, tirez-moi du bagne où mon agonie sera atroce et ma mort horrible. Ne m’oubliez pas. » Le malheureux ne croyait peut-être pas si bien dire.

(À suivre)

Louis Louvet