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Les Origines de notre journal, VI

juillet 1965.

Les Origines de notre journal, V, dans le précédent numéro. Les Origines de notre journal, I en février 1965.



Les années noires de l’anarchisme, dont il fut question dans le dernier article paru ici, comportaient deux sortes de victimes :
 1° celles qui furent la proie des geôles et des bagnes ;
 2° celles qui portèrent leur tête sous le couperet de la guillotine.
Or, si Le Libertaire franchit sans difficulté le stade des campagnes pour la libération des victimes de la première sorte, l’ère des anniversaires concernant les « morts pour l’idée » se révéla beaucoup plus délicate.

Un journal — même anarchiste — est contraint de se plier à certaines données, à certains thèmes fondamentaux. C’est là l’obstacle le plus dangereux, le plus susceptible de lasser le lecteur qui ne se rend pas toujours compte du nombre d’écueils à éviter, des obstacles à surmonter. L’actualité, elle-même, a son bon et son mauvais côté et il faut la prendre telle qu’elle se présente. Les élections en sont un exemple.

En mars 1896, on renouvelait sous peu les municipalités et il fallait alors présenter au public la thèse anarchiste. Que dire de nouveau sur la question du suffrage populaire ? Sinon ressasser des vérités évidentes. Le journal de Sébastien Faure s’y emploie de son mieux avec son dix-huitième numéro, portant en manchette : « Plus de maîtres ! » Édité sur papier orangé, il tira — selon son dire — à 500 000 exemplaires avec, en quatrième page, un manifeste abstentionniste destiné à l’affichage dans les plus grandes villes jusqu’aux plus modestes bourgades. L’expérience a été fort souvent renouvelée depuis soixante ans…

De cette époque datent certaines conférences retentissantes, quelques écrits qui n’ont guère vieilli, et qui, de nos jours encore, sont diffusés par la brochure : L’Anarchie, sa philosophie, son idéal, discours que présenta Kropotkine — venu à Paris invité par une société savante — à Tivoli Vauxhall devant un public enthousiaste le 6 mars 1896 ; L’Immoralité du mariage publié par René Chaughi dans le nº 20 du Libertaire ; la conférence de Sébastien Faure : Les Crimes de Dieu, qui remua la France entière à une époque où l’ORTF n’endormait pas à domicile un immense public, pas très difficile quant au choix de programmes qui lui sont d’ailleurs imposés.

À signaler aussi en passant la publication dans l’organe anarchiste de plusieurs pièces des Soliloques du pauvre, de Jehan Rictus — auteur qui s’est fortement égaré par la suite — avant la parution de ce recueil de vers en librairie. Également, et pour notre étonnement, un article, vociférant, d’E. Jansion contre Paul Robin, « homme socialement hémiplégique », d’après cet auteur qui fini dans la peau d’un réactionnaire fieffé.

Pour son numéro 28 et les articles consacrés aux anniversaires sanglants de l’exécution d’Émile Henry et du massacre des communards de 1871 est inaugurée la série des poursuites pour menées anarchistes qui, sempiternellement, jusqu’à nos jours, se succéderont au gré des gouvernements, dont le rôle répressif perdure malgré l’inutilité manifeste de ces tracasseries.

Des lois — dites scélérates — avaient été votées. On les appliquait pour la première fois à la presse et c’est Le Libertaire qui en faisait les frais. S’estimant, pour le moins, en danger par le rappel des faits datant de deux années l’arrestation de Louis Matha, gérant du journal anarchiste, est décidée dans les sphères dirigeantes, sous le prétexte « d’apologies de faits qualifiés de crimes ». Ayant pu se procurer la copie de l’ordre d’arrestation de son gérant, la feuille libertaire la publie dans son trente-quatrième numéro en annonçant la comparution en correctionnelle de Matha qui, d’ailleurs, faisait opposition [1].

Les poursuites sont provoquées pour deux articles. Le premier est signé A. Sedrob (anagramme de Bordes) et intitulé « Les Morts qui vivent ! » ; il comporte quatre colonnes du journal, le ton en est mesuré, mais le Parquet en a jugé autrement puisque 6 passages, représentant en tout une demi-colonne, l’ont hérissé au point de les trouver dignes de la 9e chambre correctionnelle.

Le second est du à la plume d’Eugène Lephay — qui réside à l’étranger — dont le titre : « Un Précurseur » et 5 passages ont également indisposé les autorités judiciaires.

Lephay disait en substance que… les actes d’Émile Henry se réclament d’une logique si implacable et révèlent un tel caractère de légitimité que ni la loi, ni toute autre considération nécessairement secondaire, ne peuvent empêcher de les saluer au passage au nom de la saine raison. Aussi : « Combien Henry est grand et sympathique qui tue pour une idée, avec foi et conviction, à côté de l’officier, du soldat, ou de l’explorateur moderne, tuant sans but, par simple question de lucre, comme le chourineur qui, lui, plus modeste, se passe de la gloire que ces produits de la bourgeoisie récoltent en servant la mort… »

Sedrob, moins direct, n’est pas ménagé pour autant puisque ces quelques lignes plus philosophiques que polémistes n’en sont pas moins poursuivies : « Je laisse à la conscience de chacun le soin de se faire une opinion sur l’acte de Caserio ; la mienne n’a pas besoin de s’affirmer, c’est celle de tout anarchiste. » … « Il faut que tout le monde mange à sa faim ! ou il faut renverser la marmite ; la société ne peut exister qu’autant que tous les membres qui la composent ont les mêmes droits à la vie » … « […] Voilà pourquoi nous saluons dans Émile Henry un des plus énergiques champions de l’émancipation sociale, de l’anarchie ! »

Énergique champion en effet cet Émile Henry et aussi rédacteur remarquable de « déclarations » que la propagande anarchiste a revendiquées à de nombreuses reprises en les éditant et en les rééditant. On y lit, entre autres, des lignes vengeresses succédant à d’autres d’une réelle grandeur. Par exemple :

« Dans cette guerre sans pitié que nous avons déclarée à la bourgeoisie, nous ne demandons aucune pitié. Nous donnons la mort, nous saurons la subir. Aussi c’est avec indifférence que j’attends votre verdict. »

… …

« Vous avez pendu à Chicago, décapité en Allemagne, garrotté à Jerez, fusillé à Barcelone, guillotiné à Montbrison et à Paris, mais ce que vous ne pourrez jamais détruire, c’est l’anarchie. Ses racines sont trop profondes ; elle est née au sein d’une société pourrie qui se disloque, elle est une réaction violente contre l’ordre établi. Elle représente les aspirations égalitaires et libertaires qui viennent battre en brèche l’autorité actuelle, elle est partout, ce qui la rend insaisissable. Elle finira par vous tuer… »

***

Aux anniversaires sanglants en succédaient d’autres. Le nº 39 annonçait la publication pour la semaine suivante d’un numéro consacré à Caserio et au Procès des Trente contenant les portraits dudit Caserio et de sa victime Sadi Carnot, le tout accompagné de notes biographiques. Il n’en fallait pas plus pour alerter la gent policière. Saisie du journal, poursuites nouvelles apparemment sans effet puisque, avec des hauts et des bas, Le Libertaire donnera encore du fil à retordre aux gouvernants de tout poil et de tout horizon. Il participera par ses articles, par ses campagnes, à la vie publique française au côté des autres organes anarchistes. Son rôle ne sera pas mince dans un grand nombre d’affaires ou d’événements qui défrayeront la chronique sociale. Sans doute serait-il utile d’en faire le récit pour l’édification des jeunes militants.

Encore faudrait-il ne pas voir, dans ces évocations d’une autre époque, simples radotages d’une vieille barbe !

Louis Louvet


[1Intérieur à préfet, Bordeaux.

« Il y a mandat d’arrêt décerné par M. Meyer contre l’anarchiste Matha, impliqué dans la poursuite contre le journal Le Libertaire pour apologies du crime de meurtre.

« Veuillez faire arrêter cet individu, le mettre à la disposition de l’autorité judiciaire et me rendre compte dès que l’arrestation aura été opérée. Si Matha avait quitté Bordeaux, il conviendrait de télégraphier aux commissaires spéciaux des frontières de terre et de mer et de le faire arrêter. »