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Bavardages entre ennemis

ou Comment faire parler un combattant « irrégulier »
Le jeudi 13 mars 2003.

Supposons qu’en pleine guerre d’Algérie le colonel Bigeard, le général Massu ou, encore, le futur général Aussaresses aient livré au Figaro quelques recommandations publiques sur le meilleur moyen de faire parler les « terroristes » du FLN. Impensable, comme chacun sait : l’institutionnalisation de cette pratique honteuse qu’est la torture relevait alors du secret d’État. En revanche, les partisans de l’état d’exception, dans l’empire du Bien de l’après-11 septembre, n’ont pas de ces pudeurs.

En pleine page du Washington Times, Jack Wheeler préconisait, avec force détails à l’appui, les techniques de torture qu’il fallait appliquer, pour les « faire parler », à des individus tels que Khaled Cheikh Mohammed, l’adjoint de Ben Laden qui venait d’être capturé au Pakistan. Mais qui est donc ce Jack Wheeler ? Tout simplement un expert en la matière.

Sous les présidences de Ronald Reagan et de George Bush Senior, il avait participé aux cours de torture dispensés à l’attention de militaires sud-américains à l’École des Amériques (Fort Bennings).

Rédacteur du site pousse-au-crime To ThePointNews.Com, il est aussi le président fondateur de la Freedom Research Foundation, association qui servit de couverture à la CIA pour recruter des mercenaires et soutenir des guérillas anticommunistes dans les années 80. Wheeler, qui collabore également de longue date avec la secte Moon, est souvent présenté comme l’inspirateur de la « doctrine Reagan » de harcèlement de l’URSS.

Voici, porté publiquement à la connaissance des sujets de l’empire du Bien, le bréviaire du bon tortionnaire, revu et corrigé à l’heure de la croisade contre l’axe du Mal.

« Il faut que Khaled Cheikh Mohammed (KSM), le dirigeant d’Al-Qaeda arrêté ce week-end, se mette vite à table. En 1995, la police des Philippines avait arrêté un membre d’Al Qaeda. Grâce à des techniques de torture à l’ancienne (comme les brûlures de cigarettes sur les testicules), elle avait réussi, au bout de deux semaines, à lui faire avouer un complot visant à détourner onze avions. La torture était justifiée puisqu’elle a permis de sauver des centaines ou des milliers de vies. Il nous faut également torturer KSM pour qu’il parle en quelques heures ou jours et pas en quelques semaines, mais comment ? » Grave question. Heureusement, notre spécialiste états-unien de la question détient déjà la réponse :

« Il ne faut pas utiliser de sérums de vérité qui troublent l’esprit. Il faut utiliser un détecteur de mensonge par encéphalogramme. Il faut ensuite lui injecter du SCC, une drogue paralysante utilisée comme anesthésiant vétérinaire et qui affecte le système musculaire, le bloquant, tout en laissant KSM conscient. Il ne pourra plus respirer car sa cage thoracique sera endormie. Il faut donc le mettre sous respirateur nasal afin qu’il puisse continuer de parler. Ensuite, il faut l’interroger et couper le respirateur quand il ment. Vu l’horreur du sentiment d’étouffement, il parlera vite. »

Après la « pression physique », comme disent les officiers du renseignement israéliens, l’action psychologique :

« Ensuite, il faudra le prévenir qu’il sera exécuté, que son corps sera enduit de graisse de porc et que son cadavre sera manipulé par des femmes afin qu’il sache qu’il ne pourra pas aller au paradis selon sa religion. Après sa mort, nous incinérerons son corps et répandront les cendres dans le vent. »

Pour finir en beauté, le bouquet final empreint, comme il se doit, de ferveur chrétienne :

« Il faut terroriser les terroristes en leur faisant comprendre que leurs camarades arrêtés les trahiront et qu’ils sont condamnés à l’enfer. Ainsi, ils abandonneront leur djihad maléfique. »

Que Jack Wheeler se rassure ! Cuisiné comme tant d’autres ennemis du « bien cuisiné » dans les geôles secrètes de l’Empire, KSM n’a pas tardé à se mettre à table. Il s’est même « montré très bavard », comme l’écrivent, impavides, nos plumitifs hexagonaux, apparemment peu perturbés par les horreurs qu’implique ce genre de « bavardage ».

Qu’importent, après tout, les « mauvais traitements », pour reprendre un autre euphémisme en vigueur, auxquels sont soumis les « soldats perdus d’Al-Qaeda » ? Ne sont-ils pas, comme ne cesse de le clamer Donald Rumsfeld, des « combattants irréguliers » à qui les lois de la guerre, pour ne rien dire des droits de l’homme, ne sauraient s’appliquer ?

Jean-Pierre Garnier