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Quand sur la plage s’étale le Capital-Étron

Le jeudi 13 mars 2003.

La France — enfin, celle qu’enlacent et tiennent en laisse les médias, on dira le Pipol (« people ») — connaît-elle sa chance : celle d’avoir un Premier ministre que « tout le monde nous envie » (expression consacrée incontournable pour qui cause fromages haute-couture maternelle champs-élysées tour de fer tour de France et hugo), qui est poète, non seulement à ses heures, poitevines ou charentaises, fleurant rime et terroir pour rustiques alexandrins — mais à toute heure : il est rare que l’une quelconque de ses rimeuses interventions ne le voit filer une métaphore dont aussitôt médiatiques se répercutent la rondeur et l’aura. L’« en bas », comme on sait, a, comme on dit, « fait un carton » : emballée adjugée, elle se faufile en tous sens, nulle oreille citoyenne abreuvée de citoyenne parole ne saurait l’ignorer.

Vision excrémentielle

Mais cette fois elle fait plutôt cartoon (bande dessinée), la métaphore, lorsque, quittant ses verbeux rivages d’origine, elle s’accroche et colle à la terre ferme et se matérialise en spectacle coloré, imagé, relancé en inlassable ressac écumant de bulles. En un mot, lorsque l’on voit, soir et matin, de nos propres yeux, la dite « France d’en bas » se baisser du plus bas qu’elle peut, mettre genou à terre ou, pour rester dans le droit fil d’une métaphore que porte le vent du large, « mettre le nez dans la merde » — image qui a couru dans toutes les s de goût. Plus bas que sable tu meurs — c’est pourquoi, bénévole, on te file, avec la métaphore, un masque et des gants.

Il n’est pas de jour, depuis des mois, qui ne nous ramène, tel un un laid chapelet de rots marins, le spectacle de ces hordes de dizaines, centaines, milliers de personnes (on dit « les bénévoles », « les gens », « la population », parfois « les pompiers » ou « la troupe ») déambulant à pas lents le long des plages, portant salopette blanche, jaune ou verte, visage protégé d’un voile ou masqué, bottes lourdes, traînant pelle ou râteau, et qui s’abaissent et se surbaissent pour débusquer extirper tracter de noirs et visqueux pâtés plaques boules qui vont grossir un non moins noirâtre et salopé seau. Ajoutez arôme pétrole, que l’on sait délétère, et les quotidiennes excrétions des longs et ténébreux étrons qui s’échappent du ventre gras des navires accroupis au fond des eaux — et l’on obtient la plus stupéfiente et hallucinatoire vision excrémentielle que notre chère et chaleureuse planète mise à l’égout du jour pouvait nous concocter.

Profitons-en alors pour, refilant la métaphore politicienne, la doubler d’une de notre cru. S’offre donc à nous le « signe fort » d’une « France d’en bas » à genoux, la fresque d’un Pipol, pioupious inclus, mobilisé pour décrotter les plages souillées par des tankers naufragés. Sur des centaines de kilomètres de rivages, les courants déposent les infectes galettes (métaphore culinaire — à sexualiser : « galettes » féminines aiment mâles « galets », s’y collent et copulent) de pétrole. Restons poète : tout cela nous fabrique (poiein) un drôle de « cimetière marin », dont Paul Valéry académicien dirait, allitérateur : la merde la merde, toujours recommencée !

Essence du capital

Que maintenant, partant de la crotte merdique ramassée hors mer à la main par quelque humble bénévole, l’on remonte la chaîne de pollution, on retrouve d’abord le tanker, avec son équipage mondialisé soumis à une exploitation esclavagiste, et à l’occasion largué — « casse-toi, tu pues ! ». Puis le regard s’égare vers de lointains armateurs et affréteurs embusqués en d’anonymes et fuyants bureaux et réfugiés sous pavillons de complaisance — ce n’est pas eux qui iront cracher le morceau ni dans la soupe au fuel. Puis une rumeur quasi mythique rôde autour d’importateurs et de sociétés pétrolières multinationales s’affrontant solidaires dans de planétaires gigantomachies — mais, hélas, plus jamais le président de l’ENI, la société italienne des hydrocarbures, l’agile et hennissant Enrico Mattei, ne pourra nous raconter ces corps à corps des Goules de la Finance, ayant lui laissé sa peau malencontreusement dans un accident d’avion, à croire que les Cinq ou Sept Sœurs pétrolières sont de vraies sorcières semant et balayant leurs routes de cadavres — tandis que sur les bas-côtés, quelques bandes d’honorables politiciens font du stop pour, à l’appel du plus offrant, prendre au plus vite le train de la fortune et du pouvoir. Roulez, tambours médiatiques : nous tenons là un diagramme à peu près complet — un « idéal type », disent les savants — du système capitaliste, mieux : du capitalisme dans son essence, une essence qui irrigue et flambe en jeux tous terrains sur les mots, les merdes, les morts.

« Sous les pavés, la plage », rêvaient, plus avec leurs doigts gantés de slogans qu’avec leur cervelle urbaniste, les révoltés de mai 1968. Il n’y a plus de pavés. Et la plage n’est plus ce tapis de sable d’or où l’on s’allonge et dort, corps bercé d’embruns et de rayons — elle est le pot-athanor où l’or du capital se transmute en excrément, le-la vase où le capital-étron fait ses besoins. Jamais Freud, immense rêveur d’urine et de merde (on n’oubliera jamais que la psychanalyse naquit de l’énurésie du petit Sigmund, cf. L’Interprétation des rêves, p. 254-255, nouvelle traduction, PUF, 2003) n’aurait imaginé pareille matérialisation de sa géniale théorie sur l’analité et la symbolique de l’argent dont, pareil au roi Midas qui changeait tout en or, il en échangeait les fabuleux circuits libidinaux (cf. Ernest Borneman, Psychanalyse de l’argent, entre autres le texte de Freud sur « Caractère et érotisme anal », PUF, 1978), ni si concrète et flagrante démonstration de ce que Norman O. Brown nomme, dans Éros et Thanatos, la « vision excrémentielle » de l’histoire.

Tirer la chasse

Toute cette histoire aurait pu ne relever que d’un pittoresque marin et de quelque folklore pétroliférant, si la conjoncture économique, comme disent les spécialistes, n’était venue donner à cette mise en scène excrémentielle un tout autre et bien plus effrayant visage — un visage humain, le visage d’êtres humains traités manipulés comme des déchets. Méta-euphoriques, les patrons parlent de « dégraissage » lorsqu’ils jettent sur le pavé, s’en lavant les mains, telles d’encombrantes eaux grasses, des paquets de salariés. Mais la mode est de plus en plus à la fuite patronale : patrons et repreneurs se retirent puis se tirent, ni vus ni connus, sans tirer la chasse ni laisser d’adresse, emportant ou soldant machines, matériaux, meubles, comptes et l’avenir avec — et c’est ainsi que l’on peut voir, en nombre croissant, abandonnés dispersés tels des détritus, garbage, sur la voie triomphale du Marché über alles, rôder autour de bâtiments échoués pareils à des carcasses de navires des hordes de travailleurs qui regardent, hagards, mutiques, d’entiers pans de leur existence qui partent en fumée ou gisent sur le carreau.

Roger Dadoun