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La Raison du plus fort ou Force de loi

« De la guerre comme politique étrangère des États-Unis » de Noam Chomsky
Le jeudi 13 mars 2003.

La guerre a toujours fait partie des options de politique étrangère des gouvernements. Si le cynisme, la brutalité, les motivations simplistes de George Walker Bush nous paraissent nouveaux, c’est qu’en l’absence d’adversaires dissuasifs les rapports de force purs suffisent.

Howard Zinn et Noam Chomsky, dans des livres et articles complémentaires, nous rafraîchissent la mémoire sur la politique américaine, des origines à nos jours.

Avec la méthodologie et une documentation irréprochables d’historien, ils relient les actions des politiciens aux intérêts de l’oligarchie militaro-industrielle qui les oriente.

Sauvegarde du capitalisme à l’intérieur et à l’extérieur, intervention en Asie, Amérique centrale, Europe, État « voyou », terrorisme, souveraineté et ordre mondial : sur tous ces sujets, la logique et les buts restent inchangés. Un empire du mal, aux identités variables — prussiennes, « communistes », islamistes — n’a jamais cessé d’être utilisé pour justifier la mainmise des États-Unis sur les ressources mondiales et la perpétuation des inégalités. Pour rendre acceptable aux opinions publiques « libres » cette guerre permanente, elle est ennoblie d’idéaux de justice et de liberté. Apprise dès l’école, relayée par les médias, une morale élastique à l’usage des puissants s’est imposée. Le monde se divise en États « éclairés » autoproclamés — l’Amérique et ses alliés — et en États « voyous », ceux qui refusent de se soumettre aux premiers. Loin d’être immuable, ce statut est à bascule rapide : l’Irak, comme les talibans en Afghanistan, est passé du tapis d’or, réservé aux dictateurs indigènes et aux flics locaux, au tapis de bombes.

De même pour la souveraineté nationale, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, les traités internationaux et autres fariboles d’utopistes qui sont inviolables pour le club du « bien » et comptent pour rien dans le cas d’un État « scélérat ». Ce mépris se traduit par une aide militaire accrue en faveur des régimes où les droits de l’homme sont les plus bafoués. Car cela a un lien direct avec les possibilités d’investissement et de profit offerts aux entreprises étrangères. Toutefois, être un pays confetti, telle l’île de Grenade, ne suffit pas à protéger des attaques de la nation la plus puissante et la plus violente de la planète. Expérimenter sur son sol un mode de développement jugé contraire aux visées états-uniennes constitue une « agression interne » : le capitalisme a sa prophylaxie qui empêche la « gangrène » de se propager. Étant également entendu que ce qui caractérise une agression armée pour les uns se nomme légitime défense préventive pour les autres ; que terrorisme qualifie toute résistance des peuples asservis à leurs bourreaux ; que certaines vies sont précieuses alors que d’autres disparaissent en dégâts collatéraux anonymes. Nous pourrons alors nous demander avec l’archevêque de Sao Paulo : « Qui vont-ils attaquer maintenant et sous quel prétexte ? »

Chomsky ne diabolise pas l’Occident et ne s’illusionne pas sur le comportement des victimes si elles possédaient le pouvoir de nuisance des États-Unis. Il nous rappelle seulement que tous ces crimes d’État impunis sont commis en notre nom et avec notre complicité passive.

Socialiste libertaire et juif américain se réclamant de Voltaire et du siècle des Lumières, Chomsky a été particulièrement attaqué et incompris en France. Dans sa postface, Jean Bricmont y analyse les « folies et raisons d’un processus de dénigrement ». Chomsky, partisan de la vérité et de la justice, n’est pas l’homme d’un camp. L’esprit qui anime sa lutte relève de la « vraie guerre », celle qui à l’intérieur de nos frontières anime les mécanismes idéologiques de nos sociétés ; guerre dont la philosophe Simone Weil disait : « Et sous tous les noms dont il peut se parer, fascisme, démocratie ou dictature du prolétariat, l’ennemi capital reste l’appareil administratif, policier, militaire, non pas celui d’en face, qui n’est notre ennemi qu’autant qu’il est celui de nos frères, mais celui qui se dit notre défenseur et fait de nous ses esclaves. »

Hélène Fabre


Noam Chomsky, De la guerre comme politique étrangère des États-Unis, prologue Howard Zinn, postface Jean Bricmont, traduit de l’anglais par Frédéric Cotton (seconde édition revue et augmentée), Marseille, éditions Agone, 2002, 224 p., 16 euros.