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Le Sang bolivien en ébullition

Le jeudi 6 mars 2003.

La crise sociale accentuée depuis janvier 2003, s’étend à l’ensemble de la Bolivie. Malgré la violente répression, le peuple détruit les symboles de l’État et se réapproprie des richesses.



Mardi 18 février, à la suite d’affrontements violents, le gouvernement bolivien a présenté sa démission en bloc afin « d’aider le président Gonzalo Sanchez de Lozada à mettre en œuvre une politique d’austérité plus mesurée », annonçait Libé, en brève. Sur place, la situation s’apparente à une révolution : incendie des symboles de l’État, destruction du cadastre, renvoi des députés et soutien au principal syndicat.

Depuis 4 mois, Gonzalo Sanchez de Lozada est le président de la République bolivienne. Ce grand défenseur du néolibéralisme, à l’accent américain, personnalise la vente des entreprises nationales et la faillite de l’économie bolivienne. Déjà instigateur de la « loi des hydrocarbures » qui octroie à un prix dérisoire les réserves naturelles du sous-sol bolivien récemment découvertes, le Président « Goni » poursuit sa politique néolibérale : vente du gaz aux États-Unis, fortes répressions des dernières protestations de janvier menées par les cultivateurs de la feuille de coca (cocaleros), maîtres d’école, pensionnés, etc. avec plus de 15 morts. Enfin, suite à une visite de représentants du Fond monétaire international (FMI), Goni a imposé une des restrictions les plus impopulaires : l’« impuestazo », soit un impôt universel de deux fois le salaire minimum, soit 440 bolivianos (1 US$ vaut 7,56 Bs).

Le gouvernement a l’habitude de voir les partis politiques d’opposition et leurs leaders courber l’échine lorsque les conflits deviennent décisifs. Ce principe d’autorité préconisé par le ministre de gouvernement Sanchez Berzaïn a fonctionné jusqu’il y a peu. Mais aujourd’hui, loin des négociations des leaders d’opposition et loin des divergences politiques, l’ensemble d’un peuple se soulève et exprime son malaise et sa rage.

Trois journées sanglantes

« Ce qui vient de se passer est une manifestation très représentative de l’érosion de l’autorité étatique, dans un simulacre de gouvernement démocratique. » Vers 10 heures, le matin du 12 février 2003, les étudiants du collège Ayacucho de La Paz descendent dans les rues pour protester contre le licenciement du directeur du collège pour raisons politiques. Après être passés par les rues principales du centre de la ville, les collégiens se dirigent d’un pas décidé vers la place Murillo, où se trouve le palais présidentiel. Ils seront accueillis à coups de gaz lacrymogène par la police militaire qui garde les lieux. La police n’intervient pas : elle s’est mutinée la veille en protestation contre l’« impuestazo ». Les policiers figurent en effet parmi les salaires les plus bas du pays et seront donc directement touchés par cette mesure dictée par le FMI.

À coup de pierres, les collégiens refoulent les effectifs militaires dans le palais présidentiel. La voie est libre : les jeunes envahissent la place Murillo, s’arment de pierres et défoncent les vitres du bâtiment. Jusqu’à ce que la police militaire lance quelques gaz lacrymogènes à travers les vitres brisées. La foule se disperse. Mais à l’autre bout de la place, des manifestants se sont positionnés pour protester contre la mesure du gouvernement. Derrière eux, plus d’une centaine de policiers arrivent armés et lancent des gaz lacrymogènes en direction du palais. Les effectifs militaires sortent pour riposter. Et les civils sont pris au milieu d’une incroyable fusillade qui a duré 15 minutes. Il est un peu plus de 13 heures. La place n’est plus qu’un champ de bataille : les pierres des collégiens, les gaz lacrymogènes puis les balles en caoutchouc ont laissé place aux balles réelles. Les « francs-tireurs », cachés derrière le blason national, ont pris position sur le toit du palais présidentiel.

Profitant de cette trêve, Freddy Teodovich, en charge de la défense, tente de dialoguer avec les policiers tandis que le ministre Sanchez Berzaïn donne une conférence de presse dans le palais : « Tout va bientôt rentrer dans l’ordre ». Mais les journalistes, eux, ont le sentiment que la situation se détériore : les détonations de gaz et le bruit des rafales de mitraillettes se font entendre à nouveau sur la place. Les affrontements ont repris de plus belle, le pouvoir en place est sérieusement menacé.

Jeunes policiers et soldats

Une grande partie des militaires sont collégiens et effectuent leur service militaire. Triste combat fratricide. La majorité des militaires ne comprend pas ce qui se passe : ils obéissent aux ordres et, surtout, défendent leur vie. Au nom de quoi ? Au nom d’une patrie en lambeaux, vendue.

Les combats s’intensifient entre les deux bandes armées. Des civils appuient les policiers et mettent le feu à divers endroits afin de dissiper les gaz. Certains sont blessés, d’autres tués. Ce sont les policiers qui souffrent le plus de pertes, les ambulances tentent de se frayer un chemin au sein de la foule, les francs-tireurs font des ravages, une vendeuse de boisson tente de distribuer de l’eau aux policiers, les journalistes risquent leur vie.

À 16 h 20, on compte déjà 8 morts, en majorité des policiers. Et le président Goni, blême, prononce un discours d’une voix d’automate : « Je suis très attristé de voir comment s’affrontent les frères boliviens membres des institutions fondamentales de notre histoire et de notre République. Ce n’est plus possible, cela doit cesser. C’est pour cela que j’ai pris la décision de retirer le projet de budget 2003 que j’ai envoyé au Congrès pour son approbation, que Dieu sauve la Bolivie. » Si l’« Impuestazo » est mis en déroute et que l’on se réjouit de l’échec du néolibéralisme, le Président et le néolibéralisme sont toujours au pouvoir.

Les symboles de l’État

Ce discours pathétique ne suffira pas à faire cesser les affrontements et à calmer la colère populaire. En fin de journée, on dénombrera 16 morts et plus de 75 blessés. Et le Président reprendra l’antenne, entouré cette fois des plus hauts dirigeants de la police et de l’armée pour ordonner le retrait des deux forces : « Je vous en conjure… » Ce sera fait, mais tard. Le général de la police couvre, en pleurs, le corps de deux policiers morts avec le veston de son uniforme, il menace de renoncer à ses fonctions.

À 17 heures, le ministère du Travail est attaqué et incendié par la population. Contrairement à ce que prétendent les médias, ce ne furent pas des pillages mais une attaque sans précédent des symboles de l’État. Quarante-cinq minutes plus tard, c’est au tour du grand bâtiment de la Vice-présidence d’être attaqué et incendié. Mais, à 18 h 15, la police militaire, toujours appuyée par les francs-tireurs, tire dans la foule.

Lorsque la nuit commence à tomber, les attaques s’étendent à El Alto, ville contiguë à La Paz et beaucoup plus pauvre qu’elle. Les habitants s’en prennent directement à la mairie de El Alto, qui sera entièrement détruite par les flammes. Elle a brûlé durant 24 heures. Les centres commerciaux et les commerces commencent eux-aussi à être la cible des attaques : certains seront entièrement détruits et saccagés, suite à des actes de réappropriation. À 21 heures, ce sera au tour du ministère du Développement durable d’être ravagé par les flammes. Un quart d’heure plus tard, les attaques se tournent vers la « Cervecería Nacional de Bolivia », la fabrique de bière « bolivienne », aux mains du géant hollandais Heineken. Une partie de la prison San Pedro de la ville est en flammes.

Les petits commerçants s’organisent, dressent des fils barbelés dans les rues et autours de leurs magasins et se munissent de bâtons et parfois d’armes à feu… Un véritable chaos s’installe.

Destruction du cadastre

La révolte s’est également étendue à tout le pays, dans le villes principales comme Santa Cruz, Sucre, Tarija, Cochabamba, etc. Les blocages de routes se mettent en place au Chapare. La COB (Central Obrera Boliviana), le plus important syndicat de Bolivie, décrète une grève de 24 heures et une grande marche le lendemain sur La Paz, le gouvernement décrète, lui, l’arrêt des activités pour le lendemain, les policiers et militaires se donnent une trêve nocturne et le dialogue commence.

Mais la nuit ne fait que commencer. Les attaques sont multiples, des centaines de jeunes descendent dans les rues : les « fils de rien » peuvent enfin abattre le mur qui les sépare du monde des riches. Ils se réapproprient ce qu’ils veulent. Nuit de rage et d’euphorie. À El Alto, les papiers du cadastre sont détruits. « Aguas de Illimani » (Service de distribution des eaux), « Elecropaz » (Électricité), les péages de l’autoroute, les hangars de la douane et des banques sont tous détruits. Trois chaînes de télévision, RTP, Bolivisión et Canal 7 n’émettent plus pour cause de sécurité. De petits groupes de policiers se constituent pour tenter de contrôler la révolte.

Un gamin de pas plus de 10 ans vient vers nous et nous dit en regardant brûler le bâtiment du ministère du Développement durable : « Les drapeaux sont toujours là. Ce sera plus pour longtemps ! »

La COB dans la rue

Le jeudi 13 février comptera 17 morts supplémentaires et plus de 40 blessés. Alors que vers 10 heures le cortège de la COB s’assemble, des tanks prennent place aux alentours de la place Murillo. Un hélicoptère survole la ville de La Paz et dépose des hommes sur les points les plus élevés de la ville. « Ce sont des francs-tireurs », disent les rumeurs. Le cortège de la COB réunit un nombre important de secteurs ; la revendication de la marche est claire : la démission de Goni. Opportunistes, les députés d’opposition, taiseux jusqu’à présent, se sont glissés dans le cortège.

L’objectif de la COB : entrer sur la place Murillo. Mais la manifestation est réprimée dès son départ ; aussi la marche se divise pour atteindre son but. La Cour suprême est attaquée ainsi que le ministère de la Justice. Des voitures en flammes jonchent les rues. À l’arrivée, place Murillo, les manifestants sont la cible des balles de la police militaire. Il y aura 8 morts à La Paz. Au moins 7 franc-tireurs ont été placés par hélicoptère ; ils tueront notamment une jeune infirmière de 24 ans et un médecin, tous deux sur les lieux des affrontements avec un gilet de la Croix-Rouge. On parle ici à juste titre de la caste des « sans-consciences », ces franc-tireurs. Au gouvernement, personne ne sait d’où ils viennent, on nie même leur existence, malgré l’évidence. Tout va bien…

À El Alto, la violence n’est pas moindre : l’hélicoptère des francs-tireurs est aussi passé. Les tanks sont également présents. Des attaques contre Coca-Cola s’organisent, mais Pepsi, juste à côté, reste intact. « Coca-cola a des capitaux chiliens », selon les assaillants : « On n’attaquera pas Pepsi car la majorité de ses fonds sont boliviens ». Cette attaque se soldera par un mort, une balle dans la nuque. Il y aura 7 autres tués à El Alto.

Le fameux hélicoptère repassera vers 17 heures, apparemment pour reprendre les hommes, une fois leur mission accomplie.

Vendredi 14, le gouvernement, acculé, joue la carte de la manipulation médiatique. Il prétend que l’on aurait tenté d’assassiner le Président, pour réaliser un coup d’État. La population exige des preuves. Et voilà que les intéressés montrent des impacts de balles dans la salle où se trouvait le Président lors des affrontements. Et ce serait l’œuvre d’un franc-tireur… La police aurait-elle, aussi, placé des franc-tireurs ? Des médias officiels le prétendent. Pourtant si la police a protesté contre l’« Impuestazo », et si dans l’affrontement elle a eu la possibilité de prendre le palais présidentiel, le coup d’État n’était pas l’objectif initial. Beaucoup d’éléments tendent à prouver que les balles retrouvées dans le cabinet du Président ont été tirées après les affrontements. En réalité, tout le monde est sceptique. L’invention du coup d’État tenterait de détourner l’attention de la légitimité du Président au pouvoir. Il s’y accrochera comme un chien à son os.

Un capitaine des forces armées aériennes est arrêté. On le soupçonne d’être un franc-tireur. Mais le gouvernement estime que les preuves contre lui ne sont pas suffisantes. Lors de sa capture, il a été en tous les cas bien tabassé.

Deuil et « démocratie »

Ce vendredi se déroule également l’enterrement des défunts. 14 civils, 4 militaires et 11 policiers, considérés comme héros populaires. La scène est émouvante. Des députés du parti du Président, le MNR (Movimiento Nacionalista Revo-lucionario) tentent de s’immiscer en preuve de solidarité ; ils en seront expulsés par des injures.

Via son chancelier, le gouvernement bolivien demande l’aide de l’OEA (Organisation des États d’Amérique) pour sauver la démocratie. Quelle démocratie ? Démocratie sous une botte de fer, défendue corps et âmes par les militaires. Sur les murs de la place Murillo, il a été inscrit avec le sang des victimes : « Goni Asesino ».

Les pertes s’estiment à 5’563’475 de dollars américains pour la ville de La Paz, et à 3’336’000 de dollars pour El Alto, la ville la plus jeune et la plus haute du monde.

Le samedi, tout le monde donne son avis. « J’étais à la place Murillo, et mon opinion est la suivante… ». Et chacun compte et recompte les victimes. Le Président se croit toujours victime d’une tentative de coup d’État ; il est encore « sous le choc ». Les médias, ignobles et hypocrites, s’insurgent contre les attaques contre « la propriété privée et publique », perpétrées par de prétendus « ivrognes et drogués ». Même s’il y a eu des abus de pillages, la majorité des attaques ont été effectuées par des personnes saines, aux cris de « Le peuple ne vole pas ». Les gens saccageaient les symboles du pouvoir et de ses inégalités, des bâtiments dont la seule richesse est une provocation devant tant de pauvreté.

Les conseils du Pentagone

Le ministre de la Défense, Freddy Gasser a rendu visite il y a quelques mois au Pentagone pour débattre du renforcement de l’aide militaire à la Bolivie. On lui a proposé de réduire les effectifs policiers, de renforcer l’armée. La stratégie des francs-tireurs proviendrait-elle aussi de-là ? Il n’est pas certain que ces personnes, déposées le temps d’une mission, soient en contact avec leurs supérieurs. Il semble que la mission terminée, ces assassins doivent se débrouiller seuls pour échapper. Un désavantage qui serait contrebalancé par le juteux contrat du « permis de tuer ».

Mais pourquoi vouloir réduire les effectifs policiers ? La personne qui a pris la tête de la mutinerie, David Vargas Flores fait partie de la génération des policiers qui a reçu une très bonne formation intellectuelle et qui a toujours fortement critiqué la soumission de ses supérieurs devant les politiciens. David Vargas est sociologue ; il a déclaré n’être que le plus ancien et ne représenter ses subordonnés qu’à ce titre. Pourquoi réduire les effectifs de police ? Parce qu’un policier conscient n’est pas utile à l’État…

Louis Jazz