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De Porto Alegre à Brasilia

La Fête altermondialiste est finie

Le jeudi 27 février 2003.

Combien a coûté le dernier Woodstock de l’altermondialisation ? Selon les chiffres publiés, 3’485’000 $ (sans compter l’embauche de personnel et les hébergements couverts par la mairie de Porto Alegre). Le déficit prévu était de 246’000 $. La plus grosse rentrée d’argent est venue de l’inscription des participants (50 $ par tête), mais les estimations prévoyaient que les quelque 100’000 personnes accourues au Forum devaient dépenser 20 millions de dollars sur place en trajets, repas, boissons, produits dérivés, etc. Parmi les autres sources de financement figuraient l’État de Rio Grande do Sul et la municipalité de Porto Alegre. Le rassemblement de l’« internationale citoyenne » bénéficiait également du parrainage de la Banco do Brasil et de la firme Petrobras (400’000 $), et même de la Fondation Ford (500’000 $), institution sans lien aucun, comme chacun sait, avec le « néolibéralisme » honni. Mais nous ne sommes pas à un paradoxe près. Bernard Cassen a bien été mendier du fric, le mois dernier, en compagnie de Patrick Braouezec, auprès de Raffarin pour le prochain forum, « régional » cette fois-ci, de Saint-Denis !

Alors que Petrobras sponsorisait le FSM, on entendait une délégation bolivienne demander aux « citoyens » brésiliens de faire pression sur cette firme pétrolière pour la convaincre de préserver leurs ressources naturelles afin d’éviter une privatisation du pétrole. Et laissons de côté le soin mis par les édiles de Porto Alegre à « nettoyer » la ville de ses pauvres pour ne pas gâcher la vue des délégués parlant de justice sociale. La présence trop voyante de mendiants dans la Mecque de la « démocratie participative » aurait fait désordre ! Comme la manifestation de dénudés, qui donna lieu à quelques arrestations. Ou l’entartage d’un cacique particulièrement arrogant du PT.

Tout le monde a cru bon de se féliciter de l’« affluence record » à ce troisième forum de la citoyenneté mondialisée. Trop, c’est trop, s’exclamèrent pourtant quelques esprits grincheux : trop de gens, trop de conférences, trop d’ateliers… Les conférences ne permettaient aucun échange ni aucune discussion entre les intervenants et les « auditeurs ». Il n’était possible de débattre que dans les ateliers, un certain nombre étant d’ailleurs complètement marginalisés, notamment ceux où il était question d’autogestion, d’horizontalité, etc. Cette marginalisation résultait tantôt des manœuvres des organisateurs du Forum, respectueux de la hiérarchie et déjà imbibés de la « culture de gouvernement » dont se réclament, à leur tour, les hommes du nouveau président, tantôt — il faut le reconnaître — de l’organisation chaotique de ladite horizontalité. Le tout donnait l’impression d’une grande surface où chacun venait consommer de la contestation. Une contestation tous azimuts, mais la plupart du temps limitée à celle du « néolibéralisme », le capitalisme passant à travers les mailles du filet.

Si l’on excepte Arundhati Roy, en effet, les conférenciers se gardèrent bien de remettre en cause l’exploitation, de même que peu osèrent s’en prendre à la gauche institutionnelle. Certes, des voix discordantes parvinrent tout de même à se faire entendre. Non sans mal. Celles du réseau No-Vox, par exemple, coordination des « sans » (sans emploi, sans toit, etc.) qui ont dû organiser leur propre campement, au prix d’une occupation « sauvage » d’un terrain situé à l’écart, car ils n’avaient pas les moyens de se payer l’hôtel ou le « campement pour la jeunesse », bien utile, entre nous soit dit, pour cantonner les jeunes qui, on ne sait jamais, auraient pu se révéler incontrôlables. No-Vox dut même forcer l’entrée pour ses représentants. En effet, 50 $, c’est une somme pour les sans-le-sous. À croire que seules les ONG néo-petites-bourgeoises seraient habilitées à débattre de la pauvreté dans le monde, les « intéressés », c’est-à-dire les pauvres, n’ayant que le droit de se taire !

Indymedia Brésil a publié une lettre ouverte aux organisateurs, demandant pourquoi le Forum soutenait la presse officielle, mercantile et manipulatrice, et non les médias associatifs, communautaires et indépendants.

L’accréditation « presse alternative » donnait droit aux conférences, mais pas à la centaine d’ordinateurs de la salle de presse. Alors que journalistes de la presse bourgeoise, nationale ou internationale, bénéficiaient des infrastructures d’accueil aménagées à leur intention, les militants du centre Indymedia avaient été relégués au deuxième étage d’un immeuble aux canalisations défectueuses.

Une « autre critique du monde » est-elle possible ? Cela ne semble pas parti pour, à en juger par les dernières nouvelles officielles — celles colportées par la presse française de marché — relatives à la dérive droitière, baptisée « recentrage », des « Lula’s boys », comme on les appelle déjà au Brésil (encore qu’une autre appellation serait plus adéquate, Lula faisant plutôt lui-même office de « boy » auprès des financiers de Washington et de leurs fondés de pouvoir brésiliens). Comme dans l’Hexagone, après le 10 mai 1981, ce sont d’anciens petits chefs de groupuscules gauchistes qui se chargent de pourfendre… le gauchisme au sein du « parti de gouvernement » qu’est devenu le PT.

Promu ministre des Finances, l’ex-trotskiste Antonio Palocci, « coqueluche de Wall Street », selon Le Monde, s’est résolument engagé dans la voie de ce néolibéralisme conspué au même moment à Porto Alegre. Premières décisions à faire avaler au « peuple de gauche » brésilien : la réduction des retraites et l’autonomie de la banque du Brésil. Ce sont là deux des promesses que Palocci avait réitérées devant quelques manitous du FMI, lors de sa virée dans la capitale de l’Empire aux côtés du nouveau président, sommé, à peine élu, de prêter allégeance à son homologue étatsunien. Autre renégat, l’ex-guerrilléro maoïste José Genoino a été placé à la tête du PT pour le « normaliser ». Ainsi se fait-il fort d’exclure du parti les « chiites », c’est-à-dire les militants demeurés anticapitalistes dont l’agitation pourrait inquiéter les « marchés ». Comme le soulignait Braz de Araujo, politologue « de gauche » en tous points semblable à ceux qui sévissent à Paris, rue Saint-Guillaume, « le parti doit montrer qu’il est capable de mater les radicaux pour consolider la confiance déposée en Lula. Celui-ci est désormais responsable devant tous les Brésiliens, et plus seulement devant ses électeurs ». Traduction en clair : Lula doit rendre des comptes à tous les Brésiliens, y compris à ceux qui ont voté contre lui — sans parler des dirigeants étatsuniens —, sauf aux travailleurs.

Jean-Pierre Garnier