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Berlin en chantier et les chantiers du monde

Le jeudi 27 février 2003.

Le cinéma est une industrie : les marchés du film en témoignent et Berlin possède un des plus importants : Daniel Toscan du Plantier, un des capitaines de cette industrie s’est effondré ici, à Berlin, face au Palais du cinéma, sur la place Marlene Dietrich. C’était un professionnel du cinéma, mais c’était aussi un homme du 7e art : il savait qu’il fallait être partout dans la chaîne de production : découvrir des talents, des metteurs en scène, des chanteurs… Il était producteur, avec une préférence pour le film opéra. Il voyait le cinéma comme art planétaire qu’il fallait organiser comme une industrie, avec des paillettes, avec une exception culturelle, une préférence européenne et une sorte de « suprématie française ». Bien avant la discussion sur la globalisation, il soutenait le projet de la Gaumont, qui n’a que partiellement échoué face aux majors américaines. Aujourd’hui le marché décide du sort des films, des professionnels, qu’ils fassent yo-yo à la Bourse ou pas. Le film marchandise tient le haut du pavé, l’humain n’est pas coté en Bourse « Les hommes, c’est la seule chose dont on ne manque pas ici », dit cyniquement le patron d’une mine de charbon en Chine. Mang Jing de Li Yang.

Les thèmes récurrents de cette 53e Berlinale traduisent cette réalité : les mots d’ordre des sixties : « sex, drugs and rock’n roll » ne riment plus avec désir, plaisir et épanouissement des individus : le nouvel ordre du monde est mafieux, violent, se monnaie et se fout de l’être humain. Les passeurs du film slovène Rezervni deli (Pièces de rechange) de Damjan Kozole se font payer à chaque étape : 1’000 euros le passage, 50 euro une pizza, qui n’a pas d’argent n’a qu’à vendre son corps. Le prix d’une passe, c’est le prix d’une pizza.

C’est une sorte de mappemonde, très proche de l’ancienne carte de l’empire ottoman que dessine Michael Winterbottom dans In this world. Une ligne rouge court sur la carte, suit deux Pakistanais, un adulte et un jeune adolescent qui veulent rejoindre Londres, traverse le Pakistan, l’Iran, la Turquie, la pluie, la neige, la faim et la soif. Mais aussi des matchs de foot et de drôles d’histoires. Enfermés quarante jours dans un camion, seul le jeune Jamal va arriver à Sangatte : son ami et ses compagnons sont morts. Autorisé à passer en Angleterre, il sera expulsé le jour de ses 18 ans. Les familles ont déboursé 15’000 dollars. Un film allemand Lichter (Lumières) de Hans Christian Schmid étudie le même problème à la frontière est de l’Allemagne, entre l’ex-RDA et la Pologne. Les destins se mêlent, les rencontres sont possibles, mais rien n’aboutit, sauf les trafics d’argent et de vies. C’est cela aussi l’argument du film slovène Rezervni deli : « comparé aux trafics d’organes que pratiquent les gens de l’autre frontière (entre l’ex-Yougoslavie et l’Italie) qui droguent les gens, les découpent et les revendent en pièces détachées, nous, on fait du tourisme ! ».

Mang Jing de Li Yang dresse un réquisitoire impitoyable de la Chine post-communiste : exploiter l’ignorance et profiter du manque de sécurité des puits peut passer pour une pratique offensive, tellement ça rapporte. Deux lascars recrutent des jeunes qui cherchent du travail. S’appuyant sur les liens affectifs, les structures familiales, le respect dû aux anciens, ils les font passer pour leur frère, neveu ou cousin., les font disparaître au fond de la mine en simulant des accidents. Ils exigent une somme pour enterrer la victime et pour ne pas ébruiter les accidents. Ce business marche très bien jusqu’au jour où la compassion et l’appât du gain détruisent leur belle assurance : le garçon qui devait mourir survit et récolte l’argent des deux autres.

La mort est un maître… en Allemagne

Ces mots de Paul Celan s’appliquaient à la machine de mort nazi, à la mort organisée comme une industrie. Cette poésie tourmentée sert de leitmotiv au film de Vincent Dieutre, Mon voyage d’hiver. Un homme traverse l’Allemagne avec Itvan, le fils d’une amie, rend visite à ses amis-amants. Film de voyage, film d’hommage à l’Allemagne, sa culture et la musique de Schubert, Vincent Dieutre vise le sublime et atteint, après son périple, une sorte de sérénité.

Un seul film, en marge du festival, parle des camps d’extermination, des usines de la mort qu’évoque Celan : La Petite Prairie aux bouleaux (Birkenau und Rosenfeld) de Marceline Loridan-Ivens. Il a fallu 50 ans à la réalisatrice pour arriver à parler de ce qu’elle avait vécu : envoyée à l’âge de 15 ans sur dénonciation à Birkenau. Aujourd’hui, la survivante se souvient et envoie l’actrice Anouk Aimée sur les traces de son propre vécu. Film d’une gestation longue et douloureuse, il convainc par sa simplicité et la force de ses images. Le réalisateur allemand Peter Sehr est devenu producteur pour que le film puisse se faire. Marceline Loridan dit : « Dans cet enfer, les Allemands nous ont fait un cadeau incroyable. On était une trentaine de femmes, on s’aimait tellement fort, on est liées pour toujours. »

Ce mystère des liens, de la menace de la mort, de la maladie, était au cœur de nombreux films : Son frère de Patrice Chéreau en fait son thème central. Des images aux couleurs glacées nous introduisent dans l’univers des deux frères, de la maladie, une mystérieuse maladie du sang qui détruit les plaquettes. Menace de la mort subite due à une hémorragie. Le malade aime les femmes, son frère, en bonne santé, aime les hommes. On voit contre quel cliché (l’homo, le malade, le sidéen) Chéreau se bat. Mais l’essentiel n’est pas là. Il est dans le mystère des êtres, dans la résistance des corps : se laisser déposséder, se laisser prendre en charge, n’est pas donné à tout le monde. Le monde de l’hôpital est complexe. La vie est là, en sursis, mais la mort rôde aussi. My life without me (Ma vie sans moi) prend le contre-pied de cette esthétique de la mort, de l’exaltation douloureuse de l’amour entre frères, du constat désabusé du romantisme allemand : dans la mort, l’amour nous réunira pour toujours. Coproduit par Almodovar, My life without me de Isabel Coixet est offensif et positif : Anne, une jeune femme de 23 ans, apprend qu’elle va mourir d’un cancer dans quelques mois. Elle prépare sa mort avec rage, avec des larmes, mais aussi avec courage et amour pour ses proches et elle-même. Il n’y a pas de règle : mais la vie, c’est ici et maintenant.

C’est ici et maintenant qu’un fils va préserver sa mère d’un infarctus et de la mort certaine en lui cachant la chute du mur et la réunification de l’Allemagne. Pour qu’elle n’aie pas de choc, il retrouvera les pots de confiture, les sachets de café et les cornichons (venus de Hollande) qu’il mettra dans les anciens bocaux. Quand elle verra des voitures américaines et ouest-allemandes remplir l’avenue Staline et tourner autour de la place Marx-et-Engels, son fils lui expliquera candidement que ces Allemands venus de l’Ouest en ont marre du capitalisme, qu’ils sont stressés et déprimés, qu’ils viennent en masse en RDA pour changer de vie. Voilà un film original qui prend le problème allemand à l’envers : Good bye Lenin de Wolfgang Becker est une comédie intelligente et jubilatoire. Becker en finit avec le stéréotype de l’angoisse, liée au sentiment de la perte d’identité. Il injecte distance et ironie dans les clichés qui ont cours. Le fils invente pour sa mère des faux journaux de télévision qui parlent de ce grand événement : les Allemands de l’Ouest arrivent en masse à l’Est, le Coca-Cola aussi. C’est drôle et intelligent. Ce fils aura un futur, parce qu’il a retraversé le passé et l’amour de sa mère. Il est armé. Il saura se battre. Sans Kalachnikoff.

À côté de ce film vigorifiant, les autres films français, Chabrol et Bonitzer, faisaient pâle figure : Petites coupures de Pascal Bonitzer travaille la haine de soi avec un certain panache, mais les lamentations de l’ex-gaucho, crypto-communiste lassent vite. Dans La fleur du mal Chabrol se répète avec brio : pour qui ne le sait pas encore, les petits-bourgeois sont vraiment de grands affreux ! Hélas, ces créateurs de fictions réjouissantes, nées du réel, étaient fort rares : à Berlin il y avait plus de 300 films a voir et si peu d’œuvres originales à découvrir…

Au lieu de créer la fiction, la distance et l’imaginaire, d’atteindre le symbolique, la majorité des films étaient une illustration assez fidèle des nouvelles télévisuelles.

Aux jeunes futurs comédiens, scénaristes, réalisateurs, producteurs que réunissait un « campus » animé par des professionnels, Wim Wenders disait : « Si vous n’acceptez pas l’idée qu’il faudra peut-être même mourir pour votre projet, alors il faut laisser tomber ! »

Heike Hurst


Heike Hurst anime la chronique cinéma de l’émission « Le Manège », sur Radio libertaire tous les mercredis de 14 heures à 16 heures.