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La Seconde longue marche du PCC

le parti communiste chinois devient le parti conservateur chinois
Le jeudi 3 avril 2003.

En novembre 2002, le XVIe Congrès du PCC [1] — qui regroupe 60 millions d’adhérents, soit près de 5 % de la population — a entériné l’arrivée au pouvoir d’une
nouvelle équipe, soigneusement sélectionnée par les sept membres sortants du Bureau politique, instance dirigeante suprême. Même s’il s’agit d’une cooptation, et non d’un changement par voie institutionnelle, il convient de noter que, pour la première fois, le passage de témoin, en l’occurrence entre la troisième et la quatrième génération [2], s’est effectué sans heurts, dans la continuité, alors
qu’après la mort de Mao Zedong, en 1976, Deng Xiaoping avait dû batailler plus de deux ans avant de s’imposer face à Hua Guofeng, et qu’en 1989, au lendemain du
massacre de la place Tian’anmen, il avait imposé à son tour Jiang Zemin, alors obscur maire de Shanghai, après que Zhao Ziyang eut été démis de ses fonctions pour « mollesse ».

Cette fois-ci, les trois principaux dirigeants du parti et de l’État, Jiang Zemin, secrétaire général et président de la République, Zhu Rongjie, nº 3 et Premier ministre, et Li Peng, nº 2 et président de l’Assemblée nationale populaire, ont cédé respectivement la place à Hu Jintao, Wen Jiabao et Wu Bangguo. Mais le troisième homme fort n’est pas ce dernier mais Zeng Qinghong,
bras droit de Jiang Zemin, qui intègre le comité permanent du Bureau politique, consacrant, si besoin était, la prééminence du parti sur l’appareil d’État.

Le nouveau triumvirat

Hu Jintao, 59 ans, nouveau secrétaire général et bientôt président de la République également, reste un parfait inconnu pour les 1,3 milliard de Chinois dont il a désormais la charge. En effet, depuis sa désignation comme dauphin par Deng Xiaoping lui-même en 1992, il s’est tu afin d’éviter tout faux pas qui aurait pu
lui coûter son poste. Mais derrière l’image lisse et policée de cet ingénieur hydraulique de formation se
cache un redoutable apparatchik, ne s’exposant jamais, ne froissant personne, lâchant à temps ses bienfaiteurs successifs frappés par la disgrâce, chevauchant toujours
le courant dominant et qui, à chaque échelon de sa carrière, abattu tous les records de précocité politique : adhérent au parti à l’âge de 22 ans, il est moins de dix ans plus tard chef de la Ligue de la
jeunesse communiste, puis directeur de l’École centrale du parti, secrétaire général du parti pour la province du Guizhou dans le sud-ouest, et ensuite du Tibet où il
réprime durement les émeutes anti-chinoises de Lhassa après avoir décrété l’état d’urgence en mars 1989, avant d’intégrer le Bureau politique en 1992 et de devenir en même temps vice-président de la République et vice-président de la commission militaire centrale. Depuis, on attend toujours de sa part le début d’une esquisse d’une pensée personnelle.

Wen Jiabao, 59 ans, géologue de formation, est le nouveau Premier ministre. Ancien vice-Premier ministre, il a été choisi par Zhu Rongjie pour poursuivre les réformes qui ont permis à la Chine de décoller, et ce choix devrait rassurer tant les investisseurs étrangers que les milieux économiques chinois soucieux de continuité.

Zeng Qinghong, 63 ans, était jusque-là en charge du département de l’organisation au sein du comité central, un poste clé qui décide des carrières. Considéré comme le gardien de la mémoire, il fait son entrée au sein du
comité permanent du Bureau politique, véritable cœur du pouvoir, où il est chargé par Jiang de « marquer » Hu.

En effet, si Jiang se retire en apparence de la scène politique puisqu’il doit également passer le relais à Hu en mars pour le poste de président de la République, il
espère bien continuer à tirer les ficelles en coulisses, comme Deng l’avait fait en son temps. C’est pourquoi il conserve la présidence de la commission militaire centrale — qui a la haute main sur l’armée et lui permet de disposer d’un droit de regard sur les secteurs tratégiques de la Défense, de l’Intérieur et des Affaires étrangères —, et au sein du comité permanent du Bureau politique, passé de sept à neuf membres et entièrement renouvelé à part Hu, il a placé six de ses proches. Les deux autres étant des protégés de Li Peng et de Zhu Rongjie, Hu Jintao est actuellement sans allié
au sein de l’instance suprême du parti, même si l’on sait qu’il a construit ses réseaux aux échelons inférieurs, ainsi qu’en témoigne le renouvellement de près de la moitié des membres du comité central.

Cette nouvelle quatrième génération comporte par ailleurs quelques caractéristiques particulières par rapport à ses devancières : sureprésentation des régions côtières, profil technocratique renforcé, et Révolution culturelle comme « marqueur », surtout la période initiale de 1966-1968 qui a constitué son baptême du feu. Cela explique pourquoi elle est à la fois plus
sino-centrée — bloquée en Chine alors refermée sur elle-même, elle a été sevrée d’horizon international — et politiquement désenchantée pour s’être frottée très jeune aux contorsions idéologiques et au factionnalisme, tout en acquérant la maîtrise de l’art politique grâce aux techniques de propagande et de mobilisation, affichant ainsi un machiavélisme politique certain n’ayant rien à envier à celui de ses aînées.

Mais née dans les années quarante, alors que ses devancières s’étaient formées en dehors du parti et avant 1949, elle a toujours connu le parti communiste au
pouvoir, lequel a agi comme une matrice et a borné en même temps très tôt son horizon intellectuel et affectif. Il est donc difficile pour elle de penser un
« au-delà » du parti, véritable alpha et oméga quoi qu’il arrive, ainsi qu’en témoigne la résolution finale du XVIe Congrès prise le 14 novembre 2002 : « Le parti communiste chinois est le détachement d’avant-garde de la classe ouvrière en même temps que celui du peuple
chinois et de la nation chinoise… Il y a donc élargissement de la base de masse [mais] le parti est le
noyau dirigeant de la cause du socialisme à la chinoise et, en tant que tel, il représente les exigences du développement des forces productives avancées. » [3]

Noyau dirigeant de la cause du socialisme

Si la Chine a souscrit à la Déclaration universelle des droits de l’homme et a même signé, mais non ratifié, le
Pacte international relatif aux droits civiques et politiques, il n’en reste pas moins que le préambule
même de la Constitution précise que celle-ci est placée « sous l’autorité de la dictature du prolétariat ». C’est d’ailleurs un véritable système de Nomenklatura qui a été mis en œuvre : le parti a le monopole tant pour la recommandation des candidats aux postes importants que sur leur nomination, leur approbation ou leur mutation. Et cela, non seulement dans l’appareil du parti, mais aussi dans celui du gouvernement, de l’armée et des organisations publiques de masse. Le contrôle
s’étend à tous les aspects de la vie sociale organisée.

Conséquence : le clientélisme [4] règne en maître, y compris au plus haut niveau avec les enfants
affairistes des dirigeants suprêmes qui ont été surnommés « le parti des princes ».

Jiang Minheng est le fils de Jiang Zemin. Après des études d’ingénierie électrique aux États-Unis et avoir travaillé dans la Silicon Valley pour le compte de
Hewlett Packard, il s’est installé à Shanghai et se retrouve à la tête d’un empire allant des logiciels et
des télécommunications — China Net.com — à la banque et aux transports aériens — Shanghai Airlines — en passant par l’industrie lourde avec une gigantesque fonderie montée en partenariat avec un magnat taïwanais. Il est
également vice-président de l’Académie des sciences et ne devrait pas tarder à entrer au comité central… Li Xiaopeng a été imposé par son père, Li Peng, le parrain du barrage des Trois Gorges, au poste de vice-président de la State Power Corporation, conglomérat d’État chargé
de superviser toute l’électricité chinoise. Zhu Yunlai, fis de Zhu Rongjie, éduqué lui aussi aux États-Unis, est un cadre influent de la China International Capital Corporation, société mixte entre une entreprise d’État chinoise et la banque d’affaires américaine Morgan and Co. Et sa sœur, Zhu Yanlai, travaille dans la branche
hong-kongaise de la Banque de Chine, après avoir travaillé pour JP Morgan. Ce qui permettra à ces banques américaines d’être bien placées pour offrir leurs services à l’heure où s’ouvre le colossal marché des introductions en Bourse des entreprises d’État chinoises, à Wall Street en particulier.

On peut dire que ce XVIe Congrès a entériné le processus
d’une véritable mutation idéologique, une seconde Longue
Marche en quelque sorte après celle de 1934-1936, symbole de l’épopée historique qui avait assis la légitimité du parti lors de la prise du pouvoir en 1949, consacrant l’abandon de la lutte des classes au profit d’un élargissement sociologique de la base du PCC en
direction des « nouveaux riches ».

Au service des « forces productives avancées »

Soucieux, dès son retour au pouvoir en 1978, de lancer la Chine dans la course à la modernisation au sortir de la Révolution culturelle qui l’avait laissé exsangue,
Deng Xiaoping avait lancé le fameux slogan : « Peu importe que le chat soit blanc ou noir pourvu
qu’il attrape la souris. » En 1988, il déclare que « la propriété privée constitue une part importante de
l’économie » et, en 1992, le XIVe Congrès adopte « l’économie socialiste de marché » comme but ultime de la réforme économique. Pour justifier le grand écart idéo-
logique ainsi engendré par rapport aux tables de la loi initiales, Jiang Zemin formule en juillet 2000 sa « théorie des trois représentativités » présentée par la propagande comme une contribution capitale à la pensée marxiste : le parti ne représente plus l’avant-garde prolétarienne et paysanne mais « les forces productives les plus avancées, la culture la plus avancée et les intérêts des larges masses ». Et lors de l’ouverture du
XVIe Congrès, le 8 novembre 2002, il a tenu à enfoncer le clou avec une vibrante apologie du secteur privé « qui contribue à la prospérité et à la puissance de la patrie. Les créateurs et le personnel technique des entreprises scientifiques et technologiques privées, les gestionnaires, ingénieurs et techniciens engagés par les entreprises à capitaux étrangers, les travailleurs individuels, les propriétaires d’entreprises privées, les membres des professions libérales : toutes ces couches apparues au cours de la mutation sociale sont constructives de l’œuvre du socialisme à la chinoise ». Avant de conclure : « Tous les revenus légitimes, pro-
venant du travail ou d’une autre activité que le travail doivent être protégés. » [5]

Ces « nouvelles couches », apparues essentiellement en ville, ce sont ces fameuses classes moyennes, les « xiao kang », ou petits riches, qui représentent déjà 5 à 6 % de la population — soit tout de même 70 à 80 millions de
personnes — et disposent d’un revenu annuel par foyer compris entre 12000 et 60000 euros [6] qui leur permet d’accéder au style de vie des classes moyennes occidentales, et surtout au modèle américain. En effet, pour la majorité d’entre eux, ce ne sont pas des critères culturels ou moraux ou le niveau d’instruction qui permettent de les caractériser mais tout simplement le niveau de revenus, symbolisé par les deux signes
extérieurs de réussite sociale que sont la possession d’un appartement et d’une voiture. Considérées comme la clé de la modernisation de la société et d’un développement durable, elles ont su profiter de la transition vers le marché et la restructuration de l’économie [7] qui font aujourd’hui de la Chine la septième puissance mondiale en termes de PNB [8] juste derrière l’Italie. En les incitant à s’insérer dans le sérail [9], le parti cherche à la fois à écarter le risque à terme d’un défi politique et à s’assurer le gage de sa propre survie. Seule importe en effet la conservation du pouvoir.

Aux « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » de Marx a succédé comme nouveau mot d’ordre le « Enrichissez-vous ! » de Guizot. Mais le parti n’aban-
donne pas pour autant les « masses laborieuses ». Il suffit simplement de considérer que la Chine en est encore au « premier stade du socialisme ». Plus tard,
les contradictions entre la classe ouvrière et la classe capitaliste deviendront aiguës et les pauvres vaincront les riches. Mais pas pendant le premier stade actuel du
socialisme « qui pourrait durer cent ans ». Le capitalisme doit d’abord s’épanouir avant d’être
mis à bas. Vive le parti conservateur chinois !

Jean-Jacques Gandini


[1Cette grand-messe rituelle qui a lieu tous les cinq ans s’est tenue dans la parfaite indifférence de la population. Il
faut dire qu’il n’est désormais plus exigé du citoyen qu’il adhère publiquement et bruyamment aux mots d’ordre du jour. Il suffira qu’il ne s’y oppose pas, ce qui constitue un notable progrès par rapport à la période du maoïsme triomphant.

[2Mao Zedong et Zhou Enlai pour la
première, Deng Xiaoping pour la deuxième, Jiang Zemin pour la troisième et Hu Jintao pour la quatrième.

[3Le Monde, 16 novembre 2002.

[4Dont le corollaire est la corruption. Selon l’économiste chinois Hu Angang (in Perspectives chinoises, nº 64, mars-avril 2002) : « La somme de toutes les malversations représente 17 % du PNB » ! Voir également J.-J Gandini, « La mondialisation vue de Pékin », le Monde libertaire HS 15.

[5Le Monde, 9 novembre 2002.

[6À comparer avec le salaire annuel moyen d’un ouvrier : 1200 euros.

[7Il faut voir dans quelles conditions ! À
ce sujet, Jean-Jacques Gandini : « Chine 1999, dissidents et mouvement social contre le parti communiste, parti des riches » in Chine fin de siècle II : China Incorporated, ACL, Lyon, 2000.

[8Le secteur privé représente actuelle-
ment 1/4 de la production industrielle, 1/3 du PIB hors agriculture et 11 % de la population active.

[920 % d’entre eux sont déjà membres du parti, la carte d’adhérent constituant une sorte de sésame des affaires grâce aux guanxi — réseau de relations politiques — qu’elle procure.